- Je sais, mais je dois y aller. »

Anek revoyait en pensée le visage suppliant de Sunida. Si nécessaire, il frapperait à chaque porte pour retrouver son maître.

Le capitaine le regarda d'un air maussade. «Le prochain village est à environ une demi-heure d'ici. Es-tu certain de ne pas vouloir attendre le matin ?

- Nous devons partir immédiatement. »

Après un nouveau coup d'œil à la lettre, le capitaine fit lever dix de ses hommes et leur ordonna de descendre à terre.

«Le maître veut que vous restiez sur le quai pendant mon absence. Vous feriez bien d'organiser des tours de garde. »

Encore alourdis de sommeil, les hommes quittèrent le bateau en se frottant les yeux tandis qu'Anek montait à bord. Quelques minutes plus tard, les cinquante rameurs restants entraînèrent l'embarcation vers le milieu du fleuve.

Ils naviguaient depuis à peine dix minutes lorsqu'ils aperçurent devant eux une série de lumières perçant l'obscurité, comme surgissant de l'eau. Un pâle croissant de lune venait d'apparaître dans le ciel, mais sa lueur d'un jaune voilé était à peine suffisante pour esquisser la silhouette des grands arbres alignés sur la rive.

« Regarde là-bas, dit le capitaine en rejoignant Anek.

Je n'ai encore jamais vu ces lumières. Il doit se passer quelque chose. »

Ils s'approchèrent en ralentissant leur vitesse.

«Halte! Qui va là? cria-t-on soudain. Conduisez votre bateau à quai. Par ordre de Sa Majesté, le Seigneur de la Vie ! »

La voix était stridente et on pouvait y déceler de l'inquiétude. L'arrivée d'une si grande embarcation à cette heure de la nuit jetait manifestement le désarroi.

Ils accostèrent le long d'une jetée de fortune qui s'avançait de quelques mètres dans le fleuve. Anek aperçut des soldats et un officier qui se tenait debout, les poings sur les hanches.

«Que se passe-t-il encore? lança le capitaine avec irritation.

- Il est interdit de voyager de nuit. Ordre du roi. Vous allez devoir vous amarrer ici. Vous pourrez repartir à l'aube quand nous aurons fouillé votre bateau.

- Fouiller mon bateau? Et pourquoi donc?»

Le ton du capitaine montait.

«C'est la guerre, Capitaine, rétorqua l'officier siamois. Les farangs nous ont attaqués à Bangkok. Nous avons pour consigne d'intercepter tous les bateaux.

- Quand est-ce arrivé?

- Nous venons de l'apprendre. Cette jetée a été bâtie aujourd'hui à la hâte. Une autre est en construction un peu plus bas sur le fleuve. Vous n'irez pas loin cette nuit. »

Le capitaine plissa les yeux. «Je ne crois pas que vous réalisiez à qui appartient ce bateau. Je suis pressé.»

Il tendit à l'officier un sauf-conduit officiel. Le soldat l'examina scrupuleusement mais fit néanmoins un signe de tête négatif avec un air d'excuse.

«Malheureusement nos instructions ne prévoient aucune exception, Capitaine. C'est le général Petraja lui-même qui a promulgué cet édit à la demande du Seigneur de la Vie.

- Mais cette barque appartient à Luang Sorasak,

le fils du général Petraja, protesta le capitaine de plus en plus sombre.

- Désolé, mais ce sont nos ordres. Ils ne souffrent aucune exception. »

Le capitaine leva les yeux vers une grande construction sur la rive où l'on distinguait des soldats allant et venant en grand nombre. Perplexe, il regarda son bateau. Devinant ses intentions, l'officier mit aussitôt la main sur la garde de son épée. Le capitaine hésita encore un instant puis donna l'ordre à ses hommes d'amarrer la barque. Affronter les soldats du général Petraja serait considéré comme une trahison, quels que soient ses motifs.

Anek dissimula son désappointement tandis que la barque accostait à la jetée. L'équipage semblait ravi de pouvoir reprendre son sommeil. Le capitaine tendit un coussin à Anek qui s'étendit auprès des rameurs. Puisqu'il ne pouvait rien faire d'autre, autant profiter d'une bonne nuit.

Ils s'éveillèrent à la lueur du jour mais perdirent beaucoup de temps à attendre que le bateau soit minutieusement fouillé par les soldats. Anek s'impatientait, torturé à l'idée des souffrances de Sunida. Un nouveau délai leur fut imposé quand on s'aperçut que le seul officier pouvant autoriser leur départ était allé jusqu'au village.

Le capitaine se plaignit amèrement à l'officier de garde.

«Nous sommes pressés. Je vous assure que nous n'avons rien à bord... Laissez-nous partir!

- Je vous crois, Capitaine, mais nous devons néanmoins consigner par écrit votre passage, en mentionnant votre nom et votre destination. Ce sera Nai Oon en personne qui signera le document. C'est la guerre, voyez-vous. Mais il sera bientôt de retour», ajouta l'homme avec sympathie.

Lorsqu'ils purent enfin lever l'ancre, le soleil était déjà haut dans le ciel et Anek envisagea de négliger le premier village.

«Tous les villages se trouvent-ils sur la rive? demanda-t-il au capitaine.

- La plupart. 11 y en a quelques-uns à l'intérieur des terres, mais ils sont peu nombreux.

- Et la route d Ayuthia traverse tous les villages riverains?

- Oui, elle suit le fleuve. Les petits villages de l'intérieur ne sont desservis que par des sentiers. »

Le capitaine s'impatienta. « Eh bien, décide-toi ! Où faut-il s'arrêter?

- A quelle distance se trouve le second village si nous sautons l'étape du premier?»

Le capitaine réfléchit. «Une dizaine de minutes en forçant l'allure.

- Alors, allons-y ! » décida Anek.

Encouragés par la voix du capitaine, les rameurs lancèrent à pleine vitesse la mince et élégante embarcation dont la proue sculptée représentait une tête de tigre. Un frisson secoua brusquement Anek quand il réalisa qui était Sorasak. Le «Tigre», bien sûr! C'était sous ce nom qu'il pratiquait la lutte. On savait qu'il parcourait le pays pour participer à des compétitions de boxe où, disait-on, il était invaincu. Mais on savait aussi qu'il pouvait commettre d'abominables violences sexuelles. Anek devait absolument trouver son maître.

Ils avaient dépassé le premier village depuis quelques minutes et approchaient du second quand le capitaine déclara : « Nous t'attendrons à quai. Ne t 'attarde pas !

- J'espère ne pas en avoir pour longtemps», le rassura Anek.

Il lui fallut plus de temps qu'il ne l'avait prévu pour interroger les villageois. Chaque fois qu'il leur demandait s'ils avaient vu passer un moine farang, ils se contentaient de le regarder curieusement.

La barque reprit son chemin pour s'arrêter dix minutes plus tard dans un autre village. Là, Anek eut plus de chance. Un moine farang venant du Laos était passé justement ce matin et les villageois lui avaient fait l'aumône. Ils lui dirent qu'il s'agissait d'un homme

de haute stature et qu'il faisait route en compagnie de trois autres religieux pour rejoindre un de leurs frères, originaire lui aussi du Laos. Celui-ci habitait en contrebas sur le fleuve dans un village dont ils ne se souvenaient plus du nom. Bahn Sukon ou Bahn Mae Sing... ils ne savaient pas au juste.

Tout excité, Anek courut au bateau pour informer le capitaine qui eut l'air soulagé. Il n'aimait pas se trouver loin de chez lui en cette période de troubles et avait hâte de regagner Louvo, d'autant que les barrages de contrôle se multipliaient sur le fleuve et les retardaient.

Deux villages plus loin, il accosta et Anek descendit s'informer, mais ce fut pour apprendre que le groupe de moines - dont un étranger plus grand que les autres - était passé un peu moins d'une heure plus tôt. Le capitaine décida de faire une dernière halte au village suivant, après quoi il retournerait à Louvo.

Il était près de midi quand Phaulkon, escorté de ses trois compagnons de route, pénétra dans le village de Bahn Sukon. La chaleur était intense et tous avaient ouvert leurs ombrelles pour se protéger. Malgré cela, Phaulkon sentait la sueur ruisseler sur ses tempes. Le village se trouvait à l'intérieur, à quelques centaines de mètres seulement de Bahn Mae Sing, situé au bord du fleuve. Bahn Sukon s'était développé sur un sol qui donnait, disait-on, les meilleures mangues du pays.

Phra Panya le Laotien était un grand amateur de mangues. Parti vers le sud pour voir du pays, il y a bien des années de cela, il était passé dans cette région et s'était juré d'y revenir un jour pour y déguster de nouveau ses délicieuses mangues. Il avait tenu parole.

Les moines conduisirent Phaulkon dans la cour poussiéreuse du modeste temple de Bahn Sukon. Ils demandèrent à des novices qui s'y trouvaient où habitait Phra Panya et on leur indiqua sa petite maison en

précisant toutefois que le moine était parti depuis deux jours pour Bahn Mae Sing. Il ne tarderait certainement pas à revenir. L'un des novices offrit d'aller l'attendre dans sa maison pour le prévenir.

Dans la modeste habitation jouxtant le temple où vivaient les moines, les visiteurs prirent quelques rafraîchissements, les derniers de la journée avant l'interdiction de midi. Ils venaient de terminer quand le moine laotien apparut enfin, de retour de Bahn Mae Sing où, dit-il, les nouvelles étaient préoccupantes. C'était un homme de petite taille, au visage jaunâtre, rehaussé de pommettes saillantes. Les visiteurs l'accueillirent chaleureusement, lui présentèrent Phaulkon et s'assirent en cercle sur le sol. Phra Panya regarda longuement le Grec - un peu plus qu'il eût fallu normalement pour être poli -, curieux de rencontrer un compatriote.

«Ainsi vous venez du Laos?» demanda-t-il avec l'accent chantant de son pays.

Phaulkon n'avait entendu cet accent qu'une fois auparavant, quand un dignitaire de ce pays était venu à Ayuthia. La langue elle-même différait peu du siamois.

«Je viens du Laos», répondit-il en s'efforçant d'utiliser les mêmes mots et d'imiter son intonation.

Le moine parut surpris. «Vous êtes donc un farang?

- En effet.

- Où habitez-vous au Laos ?

- À Luang Prabang.

- Luang Prabang? Mais c'est de là que je viens, moi aussi. À quel temple appartenez-vous ?

- Au temple du Bouddha doré», hasarda Phaulkon.

Le moine haussa les sourcils. «Je ne le connais

pas. Est-il nouveau?

- Il l'est.

- Et qu'est-ce qui vous amène ici ? » insista le moine en le scrutant toujours aussi intensément.

«Je visite le pays.» Phaulkon sourit et ajouta: « Comme vous. »

Le moine ne lui rendit pas son sourire. Il semblait préoccupé. Les autres écoutaient en silence et en s'éventant. Un chien galeux s'arrêta un instant pour les regarder et poursuivit son chemin. Phaulkon commençait à devenir nerveux. Il n'aimait pas la façon dont le moine le dévisageait et devinait que l'homme soupçonnait quelque chose. C'était peut-être la première fois qu'il voyait un moine farang venant du Laos. Le cas était rare, mais pas impossible. Il pouvait être le fils d'un missionnaire ou d'un marchand de passage.

La situation commençait à lui peser et il se dit qu'il lui fallait trouver une excuse pour partir. Mais quelle raison invoquer? Personne ne semblait avoir envie de bouger par cette chaleur.

Phra Panya insistait. «Comment se fait-il qu'un farang vienne du Laos ?

- Mon père était marchand, là-bas.

- Ah...» Le moine sourit pour la première fois. « Pardonnez-moi de poser tant de questions. Mais c'est tellement extraordinaire pour moi de rencontrer quelqu'un de mon pays. Il faut que vous restiez ici cette nuit. J'insiste. Nous avons tant de choses à nous dire. »

Phaulkon chercha hâtivement une excuse. «J'aimerais pouvoir le faire. Mais je dois partir. »

Sans faire attention, il s'était exprimé en siamois et vit le moine sursauter.

«Vous voyez, j'essaie d'apprendre l'accent d'ici», ajouta-t-il vivement en revenant au laotien.

L'explication parut suffire à son interlocuteur qui annonça. «J'ai une surprise pour vous, attendez-moi un instant... »

Il se tourna vers les autres moines. « Mes frères, je vous demande de veiller sur notre honoré visiteur jusqu'à mon retour. J'ai quelque chose d'important à lui montrer. Je serai ici dans une demi-heure. »

Avant que Phaulkon ait pu soulever la moindre objection, il se leva et disparut.

Anek attendait avec impatience à l'ombre d'un grand arbre à pluie à l'entrée du village de Bahn Mae Sing. Qu'est-ce qui pouvait bien retenir son maître aussi longtemps? Le dernier village où ils s'étaient arrêtés n'était qu'à une heure de marche et, selon ce que lui avaient raconté les habitants, il y avait maintenant près de deux heures qu'on avait vu un moine farang reprendre la route.

Les nouvelles apprises à Bahn Mae Sing le préoccupaient encore plus. Une navette du Palais venait d'y faire halte pour annoncer que la guerre avait éclaté. Tous les farangs devaient être conduits immédiatement au kamnan, le chef du village, qui les remettrait au poste de contrôle le plus proche établi sur le fleuve.

Anek avait également appris l'existence d'un autre village appelé Bahn Sukon, à une demi-lieue de là. Mais il n'était pas directement sur la route d'Ayuthia. Son maître n'aurait eu aucune raison de faire ce détour. Toutefois, pour en être tout à fait sûr, Anek s'était posté à l'intersection des deux chemins: la route venant de Louvo et le sentier desservant Sukon.

Il était en train de se demander combien de temps il lui faudrait encore patienter, quand il vit surgir en courant du sentier poussiéreux de Bahn Sukon un homme qui se révéla être un moine. Il n'avait encore jamais vu un saint homme courir de la sorte. Quand il s'arrêta devant Anek, il dut attendre de reprendre son souffle avant de réussir à parler.

«Vite... il nous faut... tous les hommes valides... ! Suivez-moi chez le kamnan...»

Anek le retint par le bras. «Pourquoi? Que se passe-t-il, saint homme?

- Un farang... chez nous... qui prétend être... un moine. Vite ! Il faut alerter le kamnan ! »

Le cœur d'Anek se crispa. «Je viens avec vous, saint homme. Mais où est ce farang?

- À Bahn Sukon... au temple... Il faut l'arrêter... Il est très grand... sûrement dangereux...

- Ne vous inquiétez pas, dit Anek, je vais y aller et le retenir jusqu'à votre retour. Je suis jeune et fort.»

Le moine hésita. «C'est trop risqué. Venez d'abord avec moi. »

Mais Anek courait déjà dans le sentier. « Il pourrait s'échapper entre-temps ! » cria-t-il sans se retourner.

Il ne cessa de courir jusqu 'au village et ne s'arrêta qu'à proximité du temple pour reprendre haleine. Il entendait un murmure de voix. Son maître n'était donc pas seul. Il pénétra dans le petit temple en se demandant si les autres moines soupçonnaient eux aussi Phaulkon, mais il n'avait pas le temps de s'en assurer.

Il se prosterna aux pieds de son maître et parla avant que celui-ci n'ait pu ouvrir la bouche.

«Saint homme. Vous êtes réputé pour vos guéri-sons. Je vous cherche depuis deux jours. Je vous en prie, venez... ma petite fille est malade... je n'ai qu'elle. Faites vite ! »

Phaulkon maîtrisa vite sa surprise et, comprenant le danger, se leva aussitôt.

«Je vous prie de m'excuser, dit-il à ses compagnons. Dites à votre saint frère que je vais revenir. Soyez remerciés de toutes vos bontés. »

Ils le regardèrent, ahuris. Dans sa précipitation, Phaulkon avait parlé siamois couramment...

Mais sans attendre leur réaction, il sortit rapidement, suivant Anek qui l'entraînait en courant. On était à l'heure la plus chaude du jour et il n'y avait personne aux alentours.

«Que se passe-t-il? cria Phaulkon quand ils furent assez loin. Je ne vais pas courir longtemps comme ça pieds nus !

- Il faut gagner le fleuve, saint homme.»

Phaulkon retint un sourire. Il commençait à s'habituer à cette appellation.

Au croisement des chemins, Anek hésita. Traverser le village était risqué car il y aurait sûrement des gens devant leurs maisons, mais il ne savait pas comment rejoindre le bateau autrement.

«Vas-tu me dire enfin ce qui se passe? demanda Phaulkon, comme ils s'arrêtaient tous deux haletants.

- Puissant Seigneur, tout le monde vous recherche. Nous devons rejoindre mon bateau qui est amarré tout près d'ici. »

Trop fatigués pour reprendre leur course, ils avancèrent d'un pas plus calme en direction du village qu'ils apercevaient devant eux. A l'entrée, un autre chemin, plus petit, conduisait directement au fleuve. Comme ils approchaient de cette intersection, ils virent un groupe d'hommes, une douzaine environ, sortir du village armés de longs bâtons. Anek qui marchait devant fut le premier à les apercevoir. Il fit un pas en arrière et saisit Phaulkon par le bras.

« Puissant Seigneur, pardonnez-moi. Ces hommes là-bas sont venus pour vous arrêter. Il nous faut atteindre ce chemin avant eux, mais si nous nous mettons à courir maintenant, ils vont nous soupçonner. Dès que nous arriverons au croisement, prenez à droite et courez jusqu'au fleuve. »

Les hommes les avaient déjà aperçus. Anek leur fit signe de la main.

«Ne vous inquiétez pas, cria-t-il, je le tiens... Il n'a pas fait de difficulté... Il dit que c'est une erreur et qu'il va s'expliquer.»

Les hommes virent qu'il agrippait fermement Phaulkon par le bras mais ils accélérèrent néanmoins le pas et atteignirent le croisement avant eux.

« Il va nous falloir couper à travers champs, murmura Anek. Allons-y! Maintenant!»

Ils obliquèrent brusquement sur leur droite, traversèrent des buissons et filèrent vers le fleuve.

Surpris, les hommes mirent un certain temps avant de s'élancer à leur poursuite. L'un d 'eux, plus jeune et plus rapide, prit vite de l'avance sur le groupe, talonnant les fugitifs. Avec son pied encore douloureux, Phaulkon ne parvenait pas à tenir la distance alors que le quai était maintenant en vue.

«À l'aide!» cria Anek, espérant que l'équipage du bateau était à son poste.

Il vit surgir une tête coiffée de rouge, puis une autre. Dans un dernier élan, Phaulkon tenta d'atteindre la barque mais le jeune villageois l'avait déjà rattrapé. Un pan de sa robe lui resta dans la main au moment où il plongea dans l'eau pour se débarrasser de lui. Des hommes de Sorasak sautèrent sur le quai et interceptèrent le jeune garçon qui se défendait comme un diable.

Aidé par Anek, Phaulkon sortit de l'eau et grimpa sur le pont du bateau où il s'affala, pantelant. Sur le quai, les douze villageois en colère tentaient d'atteindre la barque.

Anek se rua vers le capitaine.

«Vite cria-t-il, nous avons celui que votre maître cherche.

- Je sais, mais j'ai encore deux hommes à terre.»

Voyant que les villageois allaient parvenir à leurs

fins, il se décida. «A vos rames! » hurla-t-il.

Le bateau s'écarta du quai et les hommes de Sorasak repoussèrent les assaillants dont certains tombèrent à l'eau. Ils coupèrent la gorge de ceux qui avaient réussi à s'infiltrer sur le pont et jetèrent leurs corps par-dessus bord. Au loin, ils virent les villageois se venger sur leurs deux compagnons restés à terre.

Anek s'accroupit devant son maître pour masser son pied douloureux tandis que le quai s'éloignait à toute vitesse. Phaulkon se tourna vers lui.

«A qui appartient ce bateau? demanda-t-il.

- Puissant Seigneur, à Luang Sorasak.»

Les yeux de Phaulkon s'élargirent. «Es-tu devenu fou?

- Puissant Seigneur. Il est dans votre maison. Seul avec dame Sunida. »

Le sang se retira du visage de Phaulkon.

Dès son retour au fort, le général Desfarges avait convoqué un conseil de guerre. Après l'attaque du lieutenant Saint-Cricq, sans aucune provocation du côté français, l'opinion quasi unanime fut de rester au fort et de donner aux Siamois une bonne leçon. Tous étaient indignés de la manière dont le général avait été traité à Louvo. Les officiers estimaient qu'il serait suicidaire de couper l'armée des défenses de Bangkok et que c'était précisément à cela que Petraja voulait en venir. Avec un peu de chance Du Bruant, à Song-khla, saurait lire entre les lignes le message que le général lui avait envoyé et conclurait qu'il devait rester sur place au lieu de courir au-devant d'une embuscade sur la route de Louvo. Restait le problème des otages.

A midi, une lettre des fils du général leur parvint, disant que si Phaulkon ne se montrait pas le jour suivant, ils le paieraient de leur vie. On supposa que la lettre, qui ne donnait aucune information sur leur état de santé, avait été dictée par Petraja.

Le général répondit en termes héroïques qu'il n'avait pas d'autre choix que de sacrifier deux vies pour sauver celles de cinq cents autres hommes. Non qu'il fût insensible au sort de ses enfants pour lesquels il aurait volontiers donné son existence en échange de la leur, mais il ne pouvait faillir à son devoir vis-à-vis de la France et espérait que ses fils penseraient de même, considérant comme un grand honneur d'avoir à souffrir pour la cause de Dieu et du roi. En tout cas, ils pouvaient être assurés que leur mort ne resterait pas impunie et que leur sang ne serait pas versé sans que leurs bourreaux n'aient à payer un prix élevé. Quand le roi Louis apprendrait que les deux fils d'un maréchal de France avaient été retenus en otages et exécu-tés, sa vengeance ne connaîtrait pas de limites et sa réaction serait aussi rapide qu'implacable.

Avec l'accord de ses officiers, le général prépara ses troupes à un long siège et, peu après, le premier coup de canon fut tiré, créant une brèche fumante sur la rive opposée du fleuve.

Les Siamois usèrent de toutes leurs ressources pour empêcher les Français de tirer à nouveau. Ils envoyèrent d'abord un message disant qu'ils détenaient l'évêque Laneau et que celui-ci risquait d'être blessé. Puis ils menacèrent à nouveau le général d'exécuter ses deux fils à Louvo. Desfarges refusa de se laisser intimider et les trois cent cinquante hommes et officiers qui occupaient le fort, soudés par le danger, se dirent prêts à défendre la place jusqu'au dernier et à mourir bravement pour le roi et pour la France. Pourvus de nourriture et de munitions en abondance, ils compensaient le nombre insuffisant de leurs effectifs par une maîtrise consommée des techniques de siège.

Les Siamois les assaillirent cependant en force et cherchèrent vainement à percer leurs défenses. Ils finirent par recourir à des attaques de nuit, tenant les Français en alerte en lançant des projectiles enflammés sur leur campement aux toits de chaume.

C'était la seule chose que les Français redoutaient.

Thomas Ivatt était parti pour Louvo juste à temps. Un jour de plus, et il n'aurait plus été en mesure de remonter le fleuve. Avec tous ces barrages, un farang escorté de douze hommes n'aurait pas manqué d'être arrêté, même avec un chapeau conique et des chaussons de mandarin de première classe. Par précaution, Nellie et Mark s'étaient déguisés - Nellie en femme musulmane, un voile lui couvrant le visage, et Mark en jésuite après avoir emprunté une robe au chapelain du fort.

Ivatt avait réussi à persuader Verdesal que tous deux seraient une charge au fort si la guerre éclatait, comme il y avait tout lieu de le croire. Les Français auraient bien d'autres choses à faire que de les protéger. D'ailleurs, au cas où le siège se prolongerait, deux bouches de moins à nourrir représentaient un élément appréciable, même avec d'abondantes provisions. Verdesal avait fini par se laisser convaincre après que l'Anglais eut promis d'aller voir Desfarges - si celui-ci était toujours à Louvo - et de l'informer du sort tragique réservé à Saint-Cricq et à ses hommes.

Compte tenu des circonstances, Ivatt dut offrir le triple du prix normal pour louer une barque de vingt rameurs afin de gagner Louvo. Encore n'obtint-il satisfaction qu'à la vue de son chapeau conique qui inspirait toujours le respect dans ce pays fortement hiérarchisé.

Après avoir navigué près de vingt heures sur le fleuve et changé plusieurs fois de rameurs, ils arrivaient enfin en vue de Louvo lorsqu'ils furent arrêtés à un poste de contrôle. Ivatt en remarqua deux autres sur la rive d'en face et se demanda si ces barrages visaient Phaulkon. Il était inquiet pour la sécurité de son ami et avait hâte de le voir, certain qu'il n'avait pas quitté son roi bien-aimé. S'il se trouvait encore à Louvo, les autorités ne devaient pas l'ignorer. Heureusement, Nellie et Mark dormaient profondément dans la cale et le contrôle fut superficiel, en partie grâce au sauf-conduit que Phaulkon lui avait fait attribuer par le roi afin de faciliter ses déplacements. Us purent donc repartir assez vite.

Au moment où ils s'approchaient de l'embarcadère privé de Phaulkon, le soleil se leva derrière les palmiers qui ourlaient la rive et, dans cette lumière matinale, Ivatt crut distinguer des corps étendus sur le quai de bois. Les gardes de Phaulkon ? Endormis?

Il demanda aux rameurs de ralentir leur cadence et se dirigea vers la proue pour observer la rive de plus près. Mark dormait toujours, la tête sur les genoux de sa mère et Nellie était adossée contre la paroi, son châle roulé en boule sous sa tête toujours voilée.

La barque glissa sur l'eau presque jusqu'au quai sans que les hommes endormis notent sa présence. L'un d'eux se redressa enfin et regarda l'embarcation approcher. Pensant qu'il s'agissait des gardes de Phaulkon, Ivatt lança d'une voix forte: «Où est ton maître ? »

Un officier s'avança en se frottant les yeux. «Qui êtes-vous? demanda-t-il en réajustant son panung.

- Un ami de ton maître. Il m'attend.

- Il n'est pas ici, déclara le Siamois en jetant un coup d'oeil prudent au chapeau conique d'Ivatt.

- Alors, dis-moi où il est», insista Ivatt.

Les soupçons de l'officier s'accrurent quand il vit à l'arrière de la barque les Indiens à la peau sombre à moitié endormis.

« Mon maître n'a pas d'amis farangs. Qui êtes-vous?

- Dis-moi plutôt qui est ton maître?» tonna Ivatt qui commençait à perdre patience.

L'homme le regardait, hésitant, mais quand Ivatt sauta sur le quai, il se dressa devant lui.

«Je n'ai pas le droit de vous laisser débarquer tant que je ne sais pas qui vous envoie. »

A l'arrière de la barque, les Indiens s'étaient réveillés et se levaient les uns après les autres. « Préparez-vous ! leur cria Ivatt en siamois. Nous pourrions avoir des ennuis. »

Puis il se tourna à nouveau vers le garde. «Je suis le gouverneur de Mergui. Dis-moi où est le seigneur Phaulkon ? »

En guise de réponse, l'officier tira son épée et appela ses hommes qui se mirent péniblement debout, encore engourdis de sommeil. Pendant ce temps, les Indiens sautèrent à terre tandis qu'Ivatt se précipitait dans le bateau pour s'emparer de son fusil. Quand il revint, il vit le géant tamoul de Madras, le meilleur de ses combattants, lever deux des hommes de Sorasak en l'air et leur fracasser le crâne l'un contre l'autre. Il y eut un bruit terrible d'os brisés et ils tombèrent à terre au moment où Ivatt tuait l'officier d'une décharge dans le cou. Les autres gardes échangèrent des regards incertains. Ils n'étaient pas habitués aux armes à feu, ni à ces diables de géants à la peau sombre. Les Indiens ne leur laissèrent pas le temps de se reprendre et se ruèrent sur eux, armés de leurs kriss meurtriers, tandis que les deux métis de Goa, les frères Perez, chargeaient la tête en avant, comme des taureaux furieux.

Bientôt, la moitié des hommes de Sorasak gisaient à terre. Les autres s'enfuirent en courant, mais les Indiens les rattrapèrent et leur passèrent leur lame à travers le corps. En quelques minutes, neuf des gardes de Sorasak et un seul Indien étaient étendus sur le quai, morts ou agonisants.

Mark et Nellie avaient assisté au combat de la barque et Nellie avait eu bien du mal à empêcher son fils de se joindre à la bagarre. Comme la lutte touchait à sa fin, les rameurs siamois, peu désireux d'être mêlés à ces événements, les obligèrent à mettre pied à terre.

Ivatt se précipita au bord du quai en les invectivant, mais c'était trop tard. Le bateau s'éloigna, les abandonnant sans espoir de retraite. Il ne leur restait plus qu'à tenter de gagner la maison de Phaulkon en espérant que tout se passerait bien.

Le géant tamoul se campa devant eux, tenant par la peau du cou un des hommes de Sorasak encore en vie qui agitait désespérément les jambes dans le vide. Le géant le déposa devant Ivatt. «Voulez-vous que je vous aide à l'interroger, maître?» lui demanda-t-il dans le dialecte de Madras avec lequel Ivatt avait eu le temps de se familiariser lors de son séjour en Inde.

«Entendu», soupira-t-il.

De telles méthodes lui donnaient la nausée mais elles seules donnaient des résultats, et il avait besoin de l'information. Il traduisit en siamois le discours menaçant que le Tamoul adressait à son prisonnier: «Tu as deux oreilles, deux yeux, deux mains, deux pieds et deux testicules. Les dieux ont été généreux car tu pourrais faire avec un seul de chaque. C'est ce qui t'arrivera si tu ne réponds pas à mes questions. »

Le géant pointa son kriss près du testicule droit du garde qui roulait des yeux terrorisés. «Qui est ton maître? demanda-t-il.

- Lu-Luang Sorasak.

- Et où est le seigneur Vichaiyen ? »

Ivatt traduisit la question et le garde désigna le fleuve d'un doigt tremblant.

«La barque de Luang Sorasak est partie à sa recherche.

- Est-il en fuite?

- Oui, Puissant Seigneur.

- Ton maître est-il parti aussi avec la barque ? »

Le garde hésita. S'il disait la vérité, son maître le

tuerait certainement. Il avait peut-être une chance d'y échapper. «Oui, Puissant Seigneur.»

Ivatt avait remarqué l'hésitation de l'homme et décida de laisser les choses aller. Il dit au géant de tuer le garde proprement, ce qu'il fit en lui brisant la nuque avant de jeter son corps dans le fleuve où les cadavres de ses camarades vinrent bientôt le rejoindre. Le quai était plein de sang et parsemé de membres coupés. Nellie détourna les yeux, près de défaillir devant ce carnage. Il leur faudrait nettoyer la place avant le retour de la barque de Sorasak s'ils trouvaient quelque part des balais et des seaux d'eau.

Ivatt s'avança prudemment vers la maison avec quatre Indiens tandis que les sept autres entourant Nellie et Mark suivaient à quelque distance. Il réfléchit qu'avec Sorasak à l'intérieur, Phaulkon pouvait s'être retranché dans son abri secret sous la salle à manger où il gardait des vêtements et de la nourriture de réserve en prévision d'un long séjour. Sachant qu'en dehors de lui seules une ou deux personnes de confiance connaissaient l'existence de cette cachette, il eut l'idée d'y mettre Nellie et Mark en sécurité pendant qu'il irait tâter le terrain. Mark insisterait certainement pour participer aux opérations, mais il avait laissé entendre clairement au garçon, à Bangkok, que s'il voulait venir avec lui à Louvo, il devait obéir à ses ordres.

Depuis l'embarcadère, le chemin traversait de superbes jardins peuplés de bassins couverts de fleurs de lotus et de haies sculptées, débouchant ensuite sur une cour intérieure circulaire occupée par un majes-

tueux palmier-éventail. Les portes aux vantaux de teck qui se dressaient devant eux se trouvaient sur l'arrière. L'entrée principale était de l'autre côté, sur le devant, face aux murailles massives du Palais royal.

Ivatt s'étonna de trouver les lieux déserts. Il les avait toujours vus fourmillant de serviteurs et d'esclaves. Où était passée l'imposante domesticité de Phaulkon? Il n'y avait même pas un jardinier en vue.

Il continuait d'avancer prudemment en jetant des regards de tous côtés. En pénétrant dans la cour arrière, il remarqua qu'un des panneaux de la porte d'entrée était entrouvert, comme si quelqu'un venait de passer par là. Il prêta l'oreille mais n'entendit aucun bruit. Alors, pas à pas, il s'avança le dos collé au mur et, d'un brusque coup de main, poussa la porte qui s'ouvrit en grand.

Du fond de la maison où il se dissimulait, Sorasak avait entendu au loin un coup de fusil qui semblait monter du fleuve. Il avait laissé dix hommes de garde à l'embarcadère, mais aucun ne possédait d'armes à feu. Qui avait bien pu tirer? Sans doute quelque maudit farang. Il fallait aller voir ce qui se passait. D'un pas rapide, il gagna le quartier des domestiques et pénétra dans la pièce où il avait laissé Sunida sous la surveillance de deux hommes. Il constata avec surprise qu'ils lui avaient retiré son bâillon.

«Pourquoi avez-vous fait cela?

- Puissant Seigneur, elle étouffait. Votre Excellence nous a dit de la garder en bonne santé.

- Remettez-lui son bâillon! rugit-il. Vous n'avez donc pas entendu ces claquements qui venaient du quai ? »

Les gardes le fixèrent sans comprendre. Sunida prit la parole avant d'être à nouveau bâillonnée. « Moi, j'ai entendu, dit-elle. Ce sont les farangs qui viennent me délivrer. »

Sorasak fronça les sourcils d'un air menaçant, il avait une furieuse envie de la frapper, mais il serait temps de le faire sous les yeux de Vichaiyen. Il tourna sa rage vers ses gardes.

«Je vous ordonne de rester en alerte sans relâche. Vous m'avez bien compris?»

Ils étaient sans doute en train de bavarder tous les deux quand on avait tiré.

«A partir de maintenant, vous feriez mieux d'ouvrir vos oreilles ! »

Ils s'inclinèrent en tremblant. «À vos ordres, Puissant Seigneur.

- Je vais jusqu'au fleuve. Si je ne suis pas de retour dans quelques minutes, que l'un de vous vienne voir ce qui se passe. »

Sorasak s'avança en silence, traversant la cour intérieure, jusqu'à ce que son ouïe exercée perçoive des pas qui s'approchaient. Un de ses hommes? Mieux valait être prudent. Dissimulé derrière le grand palmier-éventail, il prêta l'oreille. Les pas venaient dans sa direction et, manifestement, il y avait plusieurs personnes. Rapidement, toujours en silence, il se déplaça avec la légèreté d'un athlète, malgré sa lourde stature, et se glissa derrière l'une des portes dont il laissa le panneau entrouvert.

Ses yeux s'écarquillèrent quand il aperçut un petit farang coiffé d'un chapeau conique de mandarin, entouré de quatre colosses à la peau sombre dont l'un était un véritable géant. Sorasak n'avait jamais vu d'être aussi monumental, même lorsqu'une troupe d'acrobates du nord de la Chine était venue à Ayuthia en tournée. Ses veux s'élargirent encore quand il distingua à quelque distance un second groupe de gigantesques hommes sombres accompagnant une mem et... non, c'était impossible! Vichaiyen! Qu'était-il donc arrivé aux gardes qu'il avait laissés sur le quai ? Comment avaient-ils pu les laisser passer?

Sorasak recula et regagna en courant la pièce où se trouvait Sunida. Il avertit ses gardes de ne faire aucun bruit et vérifia le bâillon de la jeune femme. Puis, toujours courant, il reprit le corridor en sens inverse en soufflant toutes les chandelles sur son pas-

sage. Il n'eut que le temps de se tapir derrière un paravent du hall d'entrée quand le panneau de la porte s'ouvrit en grand, dessinant une bande lumineuse sur le plancher de teck.

Le petit farang entra prudemment en regardant tout autour de lui. Puis, apparemment satisfait, il fit un geste aux hommes restés derrière lui. La mem et Vichaiyen se montrèrent les premiers, entourés d'une demi-douzaine de ces gardes géants. Sorasak voyait maintenant très bien Vichaiyen, mais il y avait en lui quelque chose de bizarre qu'il ne parvenait pas à définir. Peut-ctre avait-il cherché à se déguiser?

Le petit farang se lança dans une longue conversation avec la mem et Vichaiyen qui eut l'air de protester à un moment donné. Mais qu'est-ce qui lui donnait cette expression différente ?

Tassé derrière son paravent, Sorasak écoutait, furieux de ne rien comprendre à ce qui se disait. Il vit le Barcalon suivre le petit homme à contrecœur et traverser le hall en compagnie de la mem et de deux gardes. Ils ouvrirent une porte à l'autre extrémité du hall mais, cette fois, Sorasak ne put voir ce qui se passait. Les gardes redoutables n'étaient qu'à deux doigts de lui et il n'osait pas bouger. Tous les sens aux aguets, il entendit des grattements, comme si l'on déplaçait quelque chose, et crut même distinguer le bruit d'un verrou que l'on tire. Puis les pas s'éloignèrent et bientôt le silence retomba.

Il attendit longtemps avant de voir le petit farang réapparaître - seul, maintenant. Avec trois de ses hommes, il repartit par le corridor conduisant aux quartiers des domestiques. Sorasak jura tout bas. Et s'ils découvraient Sunida? Les gardes allaient-ils se tenir tranquilles comme il le leur avait recommandé? Un long moment s'écoula et, à sa grande surprise, il vit revenir les trois hommes portant des balais et des seaux. Pour quoi faire ?

Après avoir rejoint le groupe qui attendait dans le hall, tous prirent la direction du fleuve.

Sorasak attendit qu'ils aient disparu, puis il sortit

de son coin et se précipita vers la porte par où la mem et Vichaiyen avaient disparu.

Lek, la petite esclave qui servait à la cuisine, n'en revenait pas d'être encore en vie. Elle tremblait au souvenir de ce que lui avait fait subir cet homme brutal et de sa fuite miraculeuse. Elle courait aussi vite qu'elle le pouvait sur ses petites jambes, sans même prendre la peine de rassembler ses pauvres biens qui l'attendaient dans sa chambre. Sans doute était-elle la dernière à quitter cette immense demeure déserte, seule survivante des infortunés serviteurs qui avaient choisi de rester. Elle les avait imités par loyauté pour son maître, le grand Barcalon, ce farang que l'on disait si bon et vers lequel elle, pauvre esclave, n'avait jamais osé lever les yeux.

Lek n'arrivait toujours pas à comprendre comment elle avait eu la chance d'être épargnée après avoir assisté au massacre impitoyable des autres. Mais elle savait qu'on avait voulu lui faire jouer le rôle d'une certaine Sunida dont elle n'avait pourtant jamais entendu parler. Oh, miséricordieux Bouddha, qu'est-ce que cela pouvait bien vouloir dire ?

Toujours en courant, elle traversa la grande cour qui précédait la maison et ouvrit la porte donnant sur la rue. Au moment où elle sortait, une main la saisit et elle vit un homme vêtu d'une tunique rouge avec un bonnet assorti, entouré d'autres hommes portant la même tenue. Des gardes du Palais! Qu'est-ce qu'ils pouvaient bien lui vouloir?

En voyant sa terreur, l'homme lui sourit gentiment.

«Ne crains rien, petite souris. Nous ne te voulons pas de mal. Juste te poser quelques questions. Viens avec nous... »

Sorasak examina avec soin la pièce autour de lui. Elle était étrangement vide et il semblait bien n'y avoir aucune autre sortie que la porte qu'il venait de franchir. Pourtant, le petit farang était ressorti seul. Où pouvaient bien se cacher les autres ?

Il fit le tour de la pièce en frappant sur les murs, à la recherche de quelque issue cachée. Les fenêtres étaient trop hautes et trop étroites pour qu'ils aient pu passer par là. Perplexe, Sorasak se gratta la tête. La pièce semblait être une salle à manger avec des petites tables un peu partout et un buffet chargé de plateaux. Il vit un grand paravent birman dans un angle et sur le sol, des tapis persans. Remarquant que l'un d'eux ne se trouvait pas exactement dans le même alignement que les autres, il se souvint avoir entendu une sorte de remue-ménage. Soudain très excité, il se pencha, souleva un coin de tapis puis, satisfait, le remit en place et se rendit vivement dans la pièce où se trouvait Sunida. D'une main, il la souleva, toujours ligotée et bâillonnée, et la jeta sur ses larges épaules en disant à ses gardes de le suivre jusqu'à la salle à manger.

Là, écartant le tapis, il tira le verrou de la trappe.

Le colonel Virawan, principal aide de camp de Petraja, avait appris de Lek, la petite esclave, tout ce qu'il voulait savoir. Quand elle avait compris qu'elle ne risquait rien, elle lui avait raconté en détail les récents événements. Après l'avoir récompensée d'une pièce d'argent et d'une petite tape dans le dos, il lui avait dit qu'elle pouvait aller où elle voulait.

Une fois Lek partie, Virawan fronça les sourcils. Le général Petraja ne serait pas content d'apprendre que Sorasak tentait d'interférer dans ses plans. Il était temps de remettre les choses en place. Il avait maintenant sous ses ordres cent hommes de la garde d'élite de Petraja et, depuis qu'on avait appris que Vichaiyen était à Louvo et non à Bangkok, des sentinelles discrètement postées autour de sa maison en surveillaient tous les accès.

Jusqu'à l'arrivée soudaine de Lek, la chance n'avait guère souri à Virawan. La maison semblait tout à fait

déserte. Aucune sentinelle n'avait été postée à l'intérieur ni sur l'embarcadère afin de ne pas alerter le Barcalon qui, Virawan en était persuadé, enverrait sûrement quelqu'un en éclaireur. Il fallait lui laisser penser qu'on le croyait toujours à Bangkok. Mais à présent, grâce à Lek, il savait où il était. Le colonel maudit à nouveau Sorasak et son intervention. Il allait falloir poster des hommes sur le quai afin de guetter le retour de la barque de Vichaiyen et l'intercepter avant que cette brute de Sorasak ne vienne tout gâcher.

Accompagné de quatre-vingts gardes, il entra dans la cour de la résidence par la grande porte et s'apprêta à déployer ses hommes autour de la maison, dans les jardins et sur le ponton. Soudain, il s'arrêta net en apercevant des gens en train de balayer le quai, des hommes grands à la peau sombre - certainement pas des Siamois. Des Indiens, peut-être? Que pouvaient-ils bien faire là? Ils levèrent les yeux vers lui et Virawan aperçut alors à côté d'eux un farang de petite taille qui le regardait également.

A sa vue, les Indiens abandonnèrent leurs balais et se saisirent de leurs armes. Ils paraissaient féroces mais très inférieurs en nombre. Virawan réfléchit. Ce farang pouvait être un ami de Vichaiyen et il était préférable de l'interroger, plutôt que de le tuer.

Le colonel ordonna à ses soldats de ne pas bouger et s'avança seul vers le farang qui devait parler siamois si l'on en jugeait par sa robe de mandarin. En s'approchant, un sourire aimable plaqué sur les lèvres, il constata que le visage du farang ne lui était pas étranger. Où l'avait-il déjà vu? Il s'arrêta à quelques pas de lui et le salua. «Il me semble vous connaître, monsieur. »

Ivatt lui rendit son salut. «Colonel Virawan, n'est-ce pas ? »

Ce visage, ravagé par la petite vérole, n'était pas facile à oublier. Le colonel s'efforça de dissimuler sa surprise.

« Vous ne me reconnaissez pas car je ne porte pas

mon chapeau, poursuivit Ivatt. Je suis le gouverneur de la province de Mergui. »

Bien sûr... songea Virawan. Et le meilleur ami de Vichaiyen, si je ne me trompe.

«Excellence, c'est un honneur pour moi, dit-il en s'inclinant. Puis-je vous demander ce que vous faites ici, si loin de chez vous?»

Ivatt lui sourit. « La même chose que vous, Colonel. Je cherche le Barcalon, mais je peux vous dire qu'il n'est pas ici. Il est parti pour Bangkok et doit se trouver maintenant au fort.

- Excellence, permettez-moi d'en douter. Voyez-vous, grâce aux soins de vos médecins jésuites, la santé du Seigneur de la Vie s'est améliorée de manière inattendue, et il a été horrifié d'apprendre que la guerre s'était déclenchée contre un allié avec lequel il avait signé un traité d'amitié. Le général français exige la libération du seigneur Vichaiyen avant toute négociation de paix. Vous voyez donc que nous avons tous deux intérêt à trouver le Barcalon au plus vite. »

Ivatt garda ses soupçons pour lui. Au Siam, il était mal vu de contredire directement son interlocuteur. II se contenta donc de sourire sans répondre. Il n'allait pas tomber dans ce piège.

«Je peux comprendre que vous éprouviez quelque doute, Excellence, poursuivit le colonel, mais je pense pouvoir vous convaincre. Vous avez sûrement remarqué que j'ai quatre-vingts hommes avec moi. Je peux en faire venir beaucoup d'autres. Si mes intentions à votre égard n'étaient pas amicales, il me suffirait de donner l'ordre de... »

Il laissa la phrase en suspens. Une menace directe aurait été impolie, elle aussi.

«En outre, Excellence, et pour vous prouver que nous poursuivons le même but, je vous informe que Luang Sorasak nous a déjà précédés dans cette maison. Nous devons absolument trouver le Barcalon avant qu'il ne le fasse lui-même, car le Seigneur de la Vie tient avant tout à arrêter les hostilités.»

Le colonel jeta un coup d'œil sur le quai où des taches de sang étaient encore visibles.

«Mais je constate, Excellence, que vous êtes déjà informé de la présence ici du seigneur Sorasak. » Il eut l'air impressionné. «Puis-je vous demander combien de ses gardes ont été éliminés?

- Dix. Us nous ont attaqués les premiers et ne nous ont pas laissé le choix. Nous avons malheureusement perdu aussi un homme. »

Le respect du colonel s'accrut encore et il jeta un coup d'œil appréciateur à la solide escorte d'Ivatt.

«Avec votre accord, Excellence, nous allons les remplacer par dix de nos gardes afin que la barque du Seigneur Sorasak accoste ici sans méfiance quand elle reviendra. De loin, on ne s'apercevra pas du changement. »

Comme Ivatt ne semblait soulever aucune objection, le colonel lança un ordre bref et dix hommes s'avancèrent. Aussitôt, les Indiens braquèrent leurs armes.

«Tout va bien, leur dit Ivatt en tamoul. Ils viennent seulement remplacer ceux que nous avons tués. »

Les gardes prirent tranquillement position sur le quai et les Indiens se détendirent. Puis le groupe que le colonel avait chargé de fouiller la maison revint faire son rapport. Voyant les Indiens s'agiter de nouveau, le colonel expliqua vivement:

«J'ai envoyé ces hommes dans la maison mais ils n'ont pas trouvé trace du seigneur Sorasak. Il n'est nulle part. Cependant, la présence de plusieurs cadavres indique qu'il est passé par là. Excellence, je vais maintenant me retirer. Vous êtes libre, bien entendu, d'aller où bon vous semble mais vous m'obligeriez en me disant où je pourrai vous joindre afin que nous puissions échanger nos informations. Vous comprendrez, j'en suis certain, que notre intérêt commun est de coopérer.

- Je compte rester pour l'instant dans cette maison, Colonel», répondit Ivatt.

Virawan s'inclina et s'éloigna avec sa troupe.

Le capitaine était de plus en plus inquiet. Il avait ordre de ramener le farang en vie mais, peu après avoir quitté Bahn Mae Sing, un transporteur de riz qui l'avait croisé lui avait appris que deux autres barrages de contrôle avaient été dressés sur le fleuve par des hommes en armes.

Il décida d'accoster au premier village et d'envoyer un de ses hommes à terre pour s'y procurer une nouvelle robe de moine, un rasoir, un crayon de maquillage et diverses pommades. Dans l'état où il se trouvait, le farang éveillerait sûrement des soupçons. Le haut de sa robe safran avait été arraché, sa barbe avait repoussé et son visage était meurtri.

Anek rasa la tête et la barbe de son maître, dissimula les cernes autour de ses yeux et soigna son visage. En peu de temps, il fut ainsi transformé en un moine présentable, capable de jouer le dernier acte du rôle qu'il s'était inventé. Anek, quant à lui, gardait un œil attentif sur la précieuse bourse de son maître dissimulée dans l'ourlet de sa robe.

Au premier barrage et malgré les protestations du capitaine qui tenta vainement d'invoquer le rang élevé de son maître Sorasak, un officier particulièrement pointilleux exigea d'interroger lui-même Phaulkon. Grâce à la connaissance que ce dernier avait du dharma et de la vie dans les temples, il réussit à le convaincre qu'il était bien le fils d'un moine siamois débauché qui avait fauté avec la fille d'un missionnaire farang dans le nord.

Au second barrage, l'histoire du moine eurasien fut débitée avec plus d'assurance et l'arrêt dura moins longtemps. Mais le troisième poste, à l'entrée de Louvo, était celui où la barque avait été retenue à l'aller pour la nuit. Si le même officier était de service, il pourrait avoir des soupçons. Le capitaine jugea donc préfé-rable de ne pas s'y arrêter. Après tout, la barque de son maître était la plus rapide de tout le pays et, s'ils accéléraient l'allure, aucun bateau ne pourrait la rattraper. Une fois dans les eaux encombrées de la ville, elle se perdrait parmi les autres embarcations.

Il dit à Phaulkon d'aller à l'arrière et de se dissimuler de son mieux puis, en vue du barrage, ralentit le train. Trois embarcations attendaient devant lui le passage et l'attente s'annonçait longue car la fouille des gardes était minutieuse. Ce fut enfin au tour de la barque de Sorasak de se présenter. Elle avança doucement jusqu'au quai et, juste au moment où le soldat de garde allait monter à bord, le capitaine abaissa le bras, et le bateau s'élança si brusquement en avant que le soldat perdit l'équilibre et tomba à l'eau. Un second clapotis se fit entendre presque aussitôt, plus discret que le premier, mais les quarante rameurs, trop occupés à accélérer la cadence, ne remarquèrent rien. Seul Anek constata que son maître avait disparu. Les cris des poursuivants se firent de plus en plus lointains au fur et à mesure que l'équipage de Sorasak augmentait la distance qui les séparait.

Entraîné depuis sa jeunesse en Grèce à nager sous l'eau sur de longs parcours, Phaulkon resta plusieurs minutes invisible à une centaine de pieds du barrage, dissimulé dans les herbes aquatiques et ne faisant surface que pour respirer. Il entendit de grands cris et, profitant de l'agitation, escalada la berge pour prendre des petits sentiers peu fréquentés. Il n'était pas très loin de chez lui et le coin lui était familier, aussi avança-t-il d'un bon pas tandis que sa robe mouillée séchait rapidement dans l 'air tiède du soir. Il songeait à Sunida. Elle lui manquait tellement! Que le Dieu Tout-Puissant la protège !

Après quelques recherches, il repéra le rocher fermant l'entrée du tunnel secret. S'étant assuré que personne n'était en vue, il réussit à le déplacer mais, une fois à l'intérieur, il lui fut impossible de le remettre en place. Après de longs et pénibles efforts, il put néanmoins le faire glisser de quelques centimètres afin de

masquer partiellement l'ouverture, espérant qu'avec la nuit tombante elle passerait inaperçue. C'était un risque à courir.

Il rampa dans le tunnel en se demandant s'il aurait la force de repousser le panneau de la trappe au cas où le verrou serait mis. Jusqu'ici, il y avait toujours eu quelqu'un de l'autre côté. S'il n'y parvenait pas, il ne lui resterait plus qu'à parcourir le tunnel à reculons et à tenter de repousser le bloc de pierre avec ses pieds pour agrandir le passage.

Toute la fatigue des derniers jours tomba soudain sur lui, aggravée par un fort sentiment de claustrophobie. Il s'arrêta un instant, ruisselant de sueur, puis reprit sa progression en priant Dieu de lui donner des forces.

Sorasak leva la trappe aussi doucement qu'il le put, sauta sur les marches et se redressa au milieu de la pièce, le corps tendu prêt à l'attaque. Les deux gardes Eurasiens qui se trouvaient à l'intérieur furent saisis de surprise. D'un violent coup de coude, Sorasak brisa le nez de l'un et frappa durement l'autre à l'aine avant de lui fracasser la mâchoire. Le garde s'écroula sur le sol, inanimé.

Les hommes de Sorasak s'avancèrent vivement et descendirent les marches. Celui qui portait Sunida la jeta sans ménagement à terre. Mais l'un des deux Eurasiens n'avait pas perdu conscience malgré son visage en sang. Il s'élança sur lui et le frappa rudement sur sa pomme d'Adam. Au grand émoi de sa mère, Mark s'était joint à la bagarre et tentait d'agripper Sorasak par-derrière, mais ses attaques parais saient sans effet sur le puissant cou de taureau di lutteur. Sans se retourner, le «Tigre» lança son brai derrière lui et, d'un coup vicieux, envoya valser le jeune Anglais au milieu de la pièce. Nellie se précipit a à son secours mais l'autre garde de Sorasak l'écarta brutalement avant d'immobiliser le jeune homme.

Sorasak se retourna alors pour observer la scèn

La mem sanglotait hvstériquement et le garçon - trop jeune pour être Vichaiyen, constata-t-il avec regret -se débattait furieusement.

Ses lèvres se retroussèrent en une grimace de satisfaction. Il disposait à présent de deux femmes et d'un garçon pour se distraire. De bonnes heures de plaisir en perspective. Il ordonna aux gardes de ligoter Mark et, comme il continuait à se débattre, l'un d'eux le frappa rudement et l'étendit inconscient sur le sol. Nellie se mit à hurler, mais Sorasak la gifla si violemment que ses cris s'étranglèrent dans sa gorge. Puis les gardes détachèrent Sunida et lui ôtèrent son bâillon. Dès qu'elle fut libre, elle se précipita sur Nellie et la serra dans ses bras comme une sœur. Nellie parvint à esquisser un sourire à travers ses larmes.

De plus en plus content de lui, Sorasak observait les deux femmes avec délectation. Les perspectives étaient bien meilleures qu'il ne l'avait pensé. Après avoir jeté un regard méprisant au garçon encore à demi évanoui, il expliqua à Sunida ce qu'il attendait d'elle. Si elle ne lui obéissait pas, le jeune farang serait tué. Paralysée par la peur, Sunida ne savait comment expliquer à la mem ce que cette brute lui avait ordonné. Comment lui dire que ce monstre n'hésiterait pas à tuer son fils si elle refusait de se plier à ses désirs? Comment lui faire comprendre que son peuple n'avait rien de commun avec ce débauché, ce sauvage, ce pervers, qui était pourtant le fils du Seigneur de la Vie, un être si dépravé que son père refusait de le reconnaître?

Plongée dans ses pensées, Maria parcourut à pied la faible distance qui séparait le Palais de la maison de Phaulkon. Le plan de Petraja était décidément excellent et il allait enfin lui donner l'occasion de se venger de son traître de mari, un mari qui l'avait doublement trompée. En approchant de la maison, elle vit traîner discrètement dans les parages quelques hommes du colonel Virawan, mais, comme convenu, aucun ne fit mine de s'intéresser à elle. Les panneaux de bois de la porte s'ouvrirent en grinçant, donnant accès à la demeure déserte.

Le silence et la pénombre créaient une atmosphère étrange, inquiétante. Mais Maria connaissait bien les lieux car elle y était venue fréquemment au début de leur mariage. Elle se dirigea d'abord vers les pièces de réception à la recherche d'un indice révélant la présence de Phaulkon.

Quand elle pénétra dans la salle à manger sans avoir encore rien trouvé, il lui sembla entendre un cri lointain venant de quelque part au-dessous. Étonnée, elle regarda autour d'elle, sachant qu'il n'y avait pas d'autre issue. Constant était-il là, quelque part? Elle se souvint alors l'avoir entendu parler autrefois d'une cachette qu'il voulait construire. Remarquant soudain le tapis déplacé au milieu de la pièce, elle se pencha pour le soulever et découvrit la trappe. Le cœur battant, elle frappa trois coups secs contre le panneau de bois.

Assise sur le lit, les yeux écarquillés par la terreur, Nellie sentit sa panique grandir encore en voyant l'expression angoissée de Sunida. Du coin de l'œil, elle constata que Sorasak dénouait son panung, exhibant son sexe boursouflé. Elle poussa un grand cri.

À cet instant précis, des coups répétés retentirent sur la trappe. Sorasak murmura un ordre à ses gardes qui lièrent et bâillonnèrent les deux femmes. Puis il se plaça dans l'ombre à côté des marches et fit signe à ses hommes de tirer le verrou intérieur. Si cela pouvait être Vichaiyen, son plaisir serait complet.

Le panneau s'ouvrit avec un léger craquement. Sorasak et les deux gardes restèrent immobiles tandis que le nouvel arrivant semblait hésiter et ne se montrait pas. Après un silence, une voix appela : « Constant ? » Nouveau silence. « Êtes-vous là? »

C'était une voix de femme et elle parlait une langue farang. D'un mouvement brusque, Sorasak bondit pour l'attraper. Elle faillit lui échapper mais, d'une main ferme, il la saisit par une cheville et l'attira brutalement à lui. Elle tomba la tête la première par l'ouverture de la trappe et il l'attrapa au vol pour amortir le choc avant de la déposer, pantelante, à ses pieds. L'un des gardes referma la trappe et remit le verrou.

Les yeux de Sorasak s'allumèrent. La femme de Vichaiyen ! Quelle fête ! Elles étaient toutes là maintenant. Il les examina l'une après l'autre en se demandant par laquelle il allait commencer. Le garçon le regardait d'un air féroce, un air que Sorasak avait déjà vu sur le visage de Vichaiyen. Il devait être le fils d'un de ses frères, car la ressemblance était étonnante. Qui que ce soit, il allait assister à un fameux spectacle !

Il se tourna vers Sunida : « Laquelle d'entre vous se propose la première à mon plaisir ? »

Il donna un coup de pied dans les côtes de Maria en lui ordonnant de traduire ses paroles à l'intention de la mem.

Maria leva vers Sorasak des yeux stupéfaits.

«Mais, mon Seigneur, avez-vous oublié que nous sommes alliés? C'est votre père qui m'envoie vers vous... »

Il se mit à rire. « Eh bien, voilà qui est décidé. Toi la première. »

Sur son ordre, les gardes retirèrent Nellie et Sunida du lit et leur ôtèrent leur bâillon. Il jeta alors brutalement Maria sur la couche et se dressa, nu, devant elle. Elle le regardait avec des yeux terrifiés, comme un animal pris au piège.

Hors d'elle, Sunida s'écria: «Je vous en prie, mon Seigneur ! Prenez-moi à sa place ! Elle attend un enfant et ne saura vous donner du plaisir. Je ferai tout ce que vous me demanderez. »

Les supplications de Sunida ne faisaient qu'augmenter la satisfaction de Sorasak. Il la laissa gémir ainsi quelques instants, puis ordonna à ses hommes de la faire taire pour pouvoir se concentrer sur Maria.

Comme celle-ci se débattait, il la frappa durement au visage puis, voyant qu'elle résistait encore, il lui planta un coude dans l'estomac pour lui couper le souffle. Elle se tut enfin, anéantie. Alors, sous les yeux horrifiés des autres, il la pénétra en force, poussant sauvagement comme s'il avait voulu la partager en deux. Elle le fixait, le visage déformé par la peur et par la douleur. Sunida voulut intervenir à nouveau mais, d'un geste, il ordonna qu'on lui remette son bâillon.

Quand enfin, il se sentit satisfait, Sorasak se retira de Maria et, au même instant, elle poussa un cri perçant. Les eaux mêlées de sang ruisselaient entre ses jambes.

«Aidez-moi! Mon enfant... mon enfant!»

Elle poussa un long gémissement.

Thomas Ivatt était préoccupé. Qu'était devenu le bateau de Sorasak sur lequel se trouvait Phaulkon ? Il n'était pas dupe des déclarations du colonel Virawan, mais celui-ci avait au moins tenu parole sur un point : il n'était pas revenu le déranger. Et ses hommes étaient toujours sur le quai, attendant eux aussi l'arrivée de la barque. Ivatt décida d'aller voir si Nellie et Mark avaient besoin de quelque chose et se fit accompagner du géant tamoul, un homme d'une force exceptionnelle et, de plus, d'une loyauté à toute épreuve. Comme ils s'avançaient vers la maison, leurs silhouettes disparates évoquaient plutôt David et Goliath.

Ils pénétrèrent dans le hall et se dirigèrent aussitôt vers la salle à manger. Le tapis avait été dérangé. Qui pouvait être venu ? Phaulkon était-il de retour à son insu? Mais alors, comment était-il entré dans la maison sans se faire voir ?

De plus en plus inquiet, Ivatt fit signe au Tamoul de ne pas faire de bruit et tenta de soulever la trappe. Elle résista. Un frisson le traversa, car il avait recommandé à ses hommes de ne pas mettre le verrou.

Le Tamoul s'avança et introduisit son kriss dans la fente, enlevant un morceau de bois par où il pouvait passer un doigt. À ce moment, un cri perçant retentit de l'autre côté. Le visage du géant se contracta de fureur. Il saisit le panneau et le secoua violemment jusqu'à ce qu'il lui reste entre les mains, le verrou toujours en place.

Deux gardes de Sorasak accoururent mais, aussitôt, des mains géantes les prirent par le cou pour les tirer au-dehors en frappant leurs têtes l'une contre l'autre. Le Tamoul leur tordit ensuite le cou. Une seconde plus tard, il sautait dans le trou les pieds en avant, immédiatement suivi par Ivatt. Un homme nu se retourna vers eux avec fureur. D'un coup d'œil, le Tamoul vit une femme étendue sur le lit, nue également et gémissant. Il se rua sur Sorasak, enserrant son cou puissant d'une poigne de fer. Le Siamois se débattit mais, pour la première fois de sa vie, il se trouvait confronté à plus fort que lui. Lentement, inexorablement, la prise du Tamoul se refermait autour de son cou jusqu'à ce que les veines de son front semblent sur le point d'éclater.

Ivatt s'était précipité pour détacher Mark, Nellie et Sunida. Le garçon se jeta aussitôt sur Sorasak, lui martelant le visage de ses poings, tandis que le Tamoul le maintenait, jusqu'à le rendre méconnaissable.

Entre-temps, Nellie et Sunida s'affairaient autour de Maria et Ivatt plaça un paravent devant le lit pour l'isoler de la vue des autres. Elle saignait beaucoup et sanglotait hystériquement. «Je vous en prie... sauvez mon enfant ! »

Sunida vit pointer la tête du bébé et elle la tira délicatement à elle en recommandant à Maria de pousser. Rassemblant ses dernières forces, elle obéit.

Penchée sur elle, Nellie tentait de la réconforter. Dans un grand cri, Maria expulsa le bébé et Nellie tourna la tête pour le regarder. L'expression désolée de Sunida lui confirma ce qu'elle avait cru voir. L'enfant était mort-né. Les deux femmes échangèrent un regard de pitié. Prenant l'enfant dans ses bras, Sunida s'efforça en vain d'éveiller en lui un souffle de vie.

Ivatt, appelé par Nellie, s était approché et regardait les deux femmes couper le cordon ombilical. Maria gisait sur le lit les yeux fermés, immobile et épuisée par ces terribles épreuves, inconsciente du sort de son enfant. Sunida enveloppa le minuscule corps dans son écharpe, elle allait le déposer à côté de sa mère quand Ivatt intervint.

«Il serait préférable qu'elle ne le voie pas. Je vais aller l'enterrer dehors.»

Sunida hocha la tête, ignorant tout des coutumes farangs.

Pendant l'absence d'Ivatt, les deux femmes s'occupèrent de Maria de leur mieux, épongeant son visage avec un linge humide et lavant son sang. Puis elles prirent ses mains dans les leurs et restèrent longtemps ainsi, leurs doigts enlacés, réalisant que toutes trois avaient donné un enfant à Phaulkon.

Quand Maria ouvrit enfin les yeux, elle vit Sunida penchée sur elle. Elle lui jeta un regard douloureux. «J'ai perdu mon bébé, n'est-ce pas?»

D'une voix étranglée, Sunida répondit: «Oui, Honorable Dame. Elle a été enterrée selon vos coutumes.

- Elle ? » Les yeux de Maria se remplirent de larmes. Après un long silence, elle murmura : « Pardonnez-moi. Je vous avais mal jugée.

- Il n'y a rien à pardonner, Honorable Dame. Mais il faut de ce pas chercher un médecin. Permettez-moi de m acquitter de cette tâche.»

Maria la retint de la main. «Trop tard, souffla-t-elle d'une voix rauque. Je vais mourir, je le sais. »

Elle leva les yeux vers Sunida. «J'ai perdu mon enfant mais il ne faut pas que vous perdiez le vôtre. Votre fille se trouve à mon orphelinat d Ayuthia. Allez la chercher... »

Parler 1 épuisait et elle s'arrêta, cherchant son souffle.

«Mon mari court un grave danger. Je l'ai trahi. J'étais venue ici pour lui dire d'aller voir le Seigneur de la Vie dans sa chambre. Mais... c'est Petraja qui l'attend dans le lit du roi. »

Sunida ouvrit de grands yeux. Dans le lit du roi? Quel sacrilège...

«Mais où est le Seigneur de la Vie? demanda-t-elle anxieusement.

- On l'a installé ailleurs. Je ne sais où. J'ai entendu dire que sa santé s'était bien améliorée.»

Sunida lui fit un sourire. «Vous voyez, Honorable Dame, le Seigneur Bouddha veille sur nous. Vous serez sauvée également. Je vais aller chercher un médecin. »

Maria secoua la tête. «Ce n'est pas un médecin que je veux, c'est un prêtre.»

Ivatt proposa d'aller jusqu'au séminaire des jésuites, mais Sunida l'en empêcha.

« Seigneur Thomas, il est préférable que je m'y rende moi-même. En tant que farang, vous risquez d'être arrêté. D'ailleurs, je dois voir le Seigneur de la Vie, moi aussi.»

Ivatt admit à contrecœur qu'elle avait raison. Avant de partir, Sunida s'adressa à Maria : « Honorable Dame, je vous prie d'expliquer à la mem tout ce que vous m'avez dit. Je ne parle pas sa langue. »

Maria acquiesça et tourna la tête vers Nellie au moment où Sunida sortait. «J'ai trahi Constant. Empêchez-le d'aller au Palais. C'est un piège. Petraja a pris la place du roi dans sa chambre. » Elle se mit à pleurer. «J'ai trahi mon mari...»

Nellie lui prit la main. «J'ai voulu le trahir, moi aussi. J'ai même songé à le tuer.

- Mais votre fils ? balbutia Maria à travers ses larmes. Pourquoi Constant ne m'en a-t-il jamais parlé?

- Parce qu'il ignorait son existence, je vous le jure. Constant est un homme honnête. »

Le visage de Maria se crispa de douleur. «Je dois me confesser. J'ai voulu perdre mon mari et c'est un péché mortel. »

Des coups s'élevèrent soudain dans la pièce, comme frappés contre l'une des parois de la cachette. Tous se figèrent et Ivatt se leva pour voir de quoi il s'agissait. Après avoir prêté l'oreille, il comprit qu'ils venaient d'un panneau derrière une tapisserie dissimulant l'entrée du tunnel. Il la souleva et tira vigoureusement sur le panneau qui céda tout à coup, livrant passage à Phaulkon.

Le visage rouge, ruisselant de sueur, il rampa dans la pièce et regarda autour de lui. Sorasak gisait en tas dans un coin, un gigantesque Indien à côté de lui. Mark était accroupi à deux pas de là, les poings en sang. Quant à Nellie, elle s'occupait de Maria qui, pâle et tremblante, gisait sur le lit les yeux fermés.

Il se traîna jusqu'à elle, les jambes encore raides d'avoir rampé dans le tunnel, et s'agenouilla à son côté en lui prenant la main.

«Que s'est-il passé?» demanda-t-il à Nellie.

Au son de sa voix, Maria ouvrit les yeux. Ce fut elle qui lui répondit. «Pardonne-moi, Constant», mur-mura-t-elle dans un souffle.

Elle mourut en lui tenant la main.

43

Prosternée au pied de la couche royale, Sunida attendait que le Seigneur de la Vie daigne s'adresser à elle. Son cœur battait furieusement, comme chaque fois qu'elle se trouvait en présence du roi, la seule personne qui pouvait encore sauver son bien-aimé Phaulkon. Elle n'avait pu trouver de prêtre, tous ayant été emprisonnés sur les ordres de Petraja. Quant à envoyer un médecin, il ne fallait pas y penser car il aurait fallu alors dévoiler l'endroit de la cachette, ce qui les aurait tous exposés au danger.

Elle sentait que la situation avait évolué. Vichai, chef des gardes du Palais, un vieil ami qui l'avait aidée à y entrer, lui avait dit que la santé du Seigneur de la Vie s'était nettement améliorée et que, pour réussir à approcher le roi, il fallait tenter de se faire

passer pour une concubine. Sa Majesté était maintenant installée dans les anciens appartements de Chao Fa Noi.

Sur les conseils de Vichai, elle s'était rendue directement dans le quartier des femmes pour retrouver son amie Wannee, l'une des anciennes favorites du monarque. Avec son aide, elle avait revêtu les plus beaux vêtements, s'était parée de bijoux, maquillée, parfumée. Wannee, en hochant la tête, lui affirma qu'elle avait fière allure.

Sunida parcourut ensuite un labyrinthe de couloirs faiblement éclairés à travers le harem royal, où languissaient inutilement tant de jeunes femmes, pour gagner les appartements de Chao Fa Noi situés de l'autre côté. Cela faisait longtemps que le jeune prince, envoyé en exil, ne les habitait plus. Et maintenant, il est mort, songea Sunida, désolée. Oh, Seigneur Bouddha, protégez celui que j aime !

Elle fut surprise de rencontrer plusieurs gardes de l'escorte royale d'élite, arborant leur brassard rouge. Ils l'accompagnèrent eux-mêmes jusqu'à la chambre du roi, manifestement amusés de voir le monarque suffisamment remis pour s'offrir à nouveau les faveurs d'une concubine.

Dans l'antichambre, Omun Sri Munchay, le fidèle et ancien Premier Gentilhomme de la Chambre royale, l'informa que plus de trente de ces «Bras rouges», comme on les appelait, étaient revenus servir le Seigneur de la Vie, outrés de le voir chassé de ses anciens appartements. Petraja avait commis là une grave erreur tactique et il évitait, à présent, toute confrontation ouverte avec les gardes du roi.

La voix du roi interrompit ses pensées, plus claire et plus tranchante que Sunida ne l'avait entendue depuis longtemps.

«Ah, Chuchit, nous t'attendions. Approche, petite souris. »

Sunida fut touchée que le Seigneur de la Vie ait songé à l'appeler d'un autre nom, afin de ne pas dévoiler son identité devant les gardes. Il y avait cer-

tainement des espions partout qui connaissaient ses liens avec Phaulkon.

Elle jeta un regard rapide autour d'elle, mais les esclaves présents, prosternés, avaient le visage enfoui dans le tapis persan. A son grand étonnement la sœur et la fille du roi étaient absentes. Elle se demanda ce qui leur était arrivé.

Elle rampa un peu plus près du lit, comme elle en avait reçu l'ordre. «Auguste et Puissant Seigneur, j'attends vos ordres. »

Elle sentit soudain une main se poser sur son épaule puis se déplacer lentement pour la prendre par le coude. Le Seigneur de la Vie cherchait à l'approcher de lui.

« Étends-toi près de moi comme autrefois, Chuchit. » Confondue, Sunida grimpa dans la couche royale et, toute tremblante d'émotion, s'allongea contre le corps émacié du tout-puissant monarque dont elle effleura la poitrine creuse. Une main décharnée saisit la sienne sous la couverture et la serra.

«Mets ta tête sur mon épaule comme tu avais l'habitude de le faire, petite souris. »

Ces paroles s'adressaient clairement aux espions, car Sunida n'avait jamais été une concubine royale. Elle obéit et sentit que la bouche du roi s'approchait de son oreille. Soudain, elle comprit. Faisant mine de lui chuchoter des mots tendres, le roi avait des choses à lui dire qu'elle seule devait entendre.

Honorée, elle se serra contre son corps ratatiné. La bouche contre son oreille, il murmura tout doucement : « Dans son obsession de capturer Vichaiyen, Petraja a commis une erreur. En usurpant le lit royal, il a choqué nombre de nos anciens gardes. Il nous faut profiter de cet avantage. Nous savons que Petraja attend Vichaiyen dans notre ancienne chambre dont, de ce fait, il ne peut sortir. Mais pour que Vichaiyen morde à l'appât, il faut que la convocation ait l'air de venir de moi et qu'il puisse se présenter avec l'escorte de son choix. Maintenant, écoute bien. Voilà notre plan... » Sunida écouta attentivement le roi lui exposer la

manœuvre qu'il avait conçue. Elle ouvrait parfois de grands yeux étonnés ou sentait une larme couler sur sa joue en entendant le Souverain de la Vie parler aussi affectueusement de Vichaiyen. Puis il la questionna à son tour et, à mi-voix, elle lui narra les souffrances infligées à Maria.

Quand arriva le moment de se séparer, le roi fouilla sous son oreiller et lui glissa discrètement dans la main deux magnifiques pierres précieuses en lui disant de les cacher entre ses jambes, là où personne n'irait les chercher...

Bouleversée, Sunida quitta la couche et s'éloigna aussi rapidement que le permettait le protocole pour regagner en hâte la maison de Phaulkon.

Ils enterrèrent Maria dans le jardin à côté de son enfant. Ce fut une cérémonie toute simple. A défaut de connaître les prières exactes, les assistants y participèrent avec leur cœur. A l'exception de Phaulkon, auquel ils avaient décidé de taire la vérité, tous se remémoraient le supplice qu'elle avait enduré.

Aussitôt après, Phaulkon prit la direction du Palais en compagnie de six robustes Indiens d'Ivatt. Ainsi que Sunida l'en avait informé, il était manifestement attendu. Bien qu'ils soient armés, les Indiens furent admis dans l'enceinte et on leur adjoignit trois gardes du Palais à l'attitude amicale et détendue.

En pénétrant dans la seconde cour intérieure, Phaulkon obliqua soudain sur sa droite avec ses hommes en direction des anciens appartements de Chao Fa Noi. Pris de court, les gardes du Palais le rattrapèrent pour lui dire qu'il se trompait de chemin. Phaulkon s'arrêta.

«Ne m'avez-vous pas dit que le Seigneur de la Vie désirait me voir? demanda-t-il poliment.

- Certes, Excellence, mais les appartements royaux sont de l'autre côté. »

Phaulkon prit un air étonné. « Dans ce cas, pourquoi m'a-t-on dit à la porte que le Seigneur de la Vie s'était installé dans les anciens appartements du prince ? »

Les gardes le dévisagèrent, perplexes. Cette attitude contredisait ouvertement les instructions qu'ils avaient reçues de Petraja. « Excellence, il doit y avoir un malentendu. Veuillez nous suivre.»

Ignorant leur requête, Phaulkon poursuivit son chemin en accélérant le pas, son escorte en cercle autour de lui. Us traversèrent des jardins, heureusement déserts, tandis que les gardes du Palais, paniqués, tournaient autour d'eux en les pressant de rebrousser chemin.

L'entrée du harem royal se profila au loin, jouxtant l'ancienne résidence de Chao Fa Noi. Les hommes au brassard rouge de la garde d'élite patrouillaient un peu partout. Affolés, les trois gardes, manifestement des hommes de Petraja, se placèrent devant Phaulkon et tirèrent leur épée. Les Indiens réagirent aussitôt et saisirent leur kriss. Le combat était inégal en nombre et en taille et, en quelques secondes, les Siamois furent massacrés.

Phaulkon fit signe de ramasser leurs cadavres et de les porter à l'entrée des appartements. Les Indiens les mirent sur leurs épaules et s'avancèrent vers les « Bras rouges» qui les observaient attentivement, prêts à dégainer à leur tour leur épée. L'un d'eux reconnut soudain Phaulkon et se précipita à terre pour se prosterner. Les autres suivirent son exemple.

Phaulkon leur demanda de faire disparaître les corps ainsi que toute trace de la lutte qui venait de se dérouler. Le capitaine des gardes rouges apparut alors et lui suggéra de renvoyer ses hommes car il était préférable qu'on ne les voie pas par ici. Trois gardes les feraient sortir par une porte latérale.

D'autres « Bras rouges», tous déférents, rejoignirent leurs compagnons et Phaulkon, se sentant en sécurité avec eux, fit comprendre de son mieux aux Indiens qu'ils devaient maintenant rejoindre leur maître.

Au nombre d'une bonne vingtaine, les « Bras rouges» escortèrent Phaulkon par un passage voûté et un long

corridor éclairé de torches qui débouchait dans une vaste pièce non meublée. Elle semblait servir d'antichambre aux gardes car Phaulkon vit plusieurs tuniques et bonnets rouges étalés par terre. Six gardes le firent entrer, tandis que les autres restaient à l'extérieur. A la grande surprise de Phaulkon, ils le prièrent, tout en éludant ses questions, d'essayer les tuniques pour trouver un costume à sa taille. Des doutes commencèrent à s'emparer de lui. Pourquoi tous ces mystères? Pourquoi ne le conduisaient-ils pas vers le Seigneur de la Vie comme Sunida avait assuré qu'ils le feraient ? Quand il réclama de nouveau avec insistance d'être introduit auprès du roi, ils détournèrent les yeux sans lui répondre mais sans manifester non plus d'hostilité. Phaulkon commençait à regretter son escorte d'Indiens.

Il se décida à suivre leurs instructions et trouva une tunique à sa taille, ce qui parut les satisfaire. Ils lui présentèrent alors un masque en le priant de l'essayer. Réalisé avec art, il reproduisait avec tant d'exactitude un visage siamois qu'on l'aurait cru vivant. Phaulkon s'exécuta et les gardes allaient ajuster un bonnet rouge sur sa tête quand il perdit patience et exigea d'être introduit sans délai auprès du Seigneur de la Vie. Comme ils ne faisaient pas mine de le satisfaire, il s'avança résolument et frappa l'un d'eux. Aussitôt, les autres lui maintinrent solidement les bras, tandis qu'un de leurs camarades, une petite tasse à la main, s'approcha et le força à en avaler le contenu.

Très vite, il sentit que la tête lui tournait et il eut une rapide pensée pour les prédictions de mère Somkit. Si elle avait vu juste, il ne lui restait plus qu'un jour à vivre. Les murs de la pièce se mirent à flotter tandis qu'il luttait pour garder l'équilibre, mais ses yeux ne lui obéissaient plus et il s'écroula, inconscient.

Après l'avoir déshabillé, les gardes l'étendirent sur le sol. Soigneusement, ils lui rasèrent les poils des bras, des jambes et de la poitrine en épongeant le sang avec un linge humide quand il leur arrivait de le couper. Puis ils lui peignirent sur le bras un brassard semblable au leur et, après l'avoir revêtu d'un panung noir et de la tunique qui leur servait d'uniforme, ils placèrent le masque sur son visage et le coiffèrent d'un bonnet rouge. Ils se reculèrent ensuite pour admirer leur travail. Impossible, à présent, de distinguer Phaulkon d'un des leurs. Ils le saisirent alors, toujours inanimé, et l'emportèrent précautionneusement le long du passage menant aux appartements de Chao Fa Noi. Ils s'arrêtèrent devant des panneaux de teck finement sculptés, frappèrent et attendirent qu'on vînt leur ouvrir. Puis ils entrèrent tête baissée et disposèrent le corps de Phaulkon devant la couche royale avant de se prosterner.

Un visage émacié émergea d'une multitude de coussins.

« Placez-le contre le mur et ôtez-lui son masque. Je veux voir son visage.

- Auguste et Puissant Seigneur, nous recevons vos ordres. »

Ils calèrent le corps inanimé de Phaulkon contre la paroi, face au lit. A présent, le Grec était tête nue et le visage à découvert. Ils placèrent alors de part et d'autre de lui deux chandelles allumées dont la flamme vacillante donnait vie à son visage inerte.

Le Seigneur de la Vie se redressa et, aussitôt, des esclaves s'empressèrent d'empiler des coussins dans son dos. Un silence complet régnait dans la chambre où l'on n'entendait que le souffle des grands éventails agités en cadence.

Le roi contempla longuement Phaulkon.

« Nous voulions te voir une dernière fois, ami, dit-il enfin. Car il nous faut mourir, et il est temps pour toi de partir. Pardonne-nous de t'avoir fait endormir, mais nous savions que, conscient, tu aurais refusé d'obéir à nos vœux. Va maintenant, quitte ce pays car il n'y a plus de place pour toi au Siam. Tu nous as servi mieux que quiconque. Que le Seigneur Bouddha et ton propre Dieu te protègent à jamais. »

Mais le Souverain de la Vie semblait ne jamais se lasser de contempler ce visage endormi. S'il n'avait

été interdit de regarder le monarque en face, on aurait pu voir une larme couler sur ses joues.

D'une voix à peine distincte, il murmura enfin: « Emmenez-le. »

Quand Phaulkon reprit conscience, il était de retour dans l'antichambre des gardes, vêtu comme eux de pied en cap et portant toujours son masque. Ils l'aidèrent à se relever et à retrouver son équilibre sans tenir compte de ses protestations et de ses menaces. Souriant poliment, ils l'entraînèrent au-dehors et traversèrent la première cour - dix-neuf « Bras rouges » entourant Phaulkon, par rang de quatre. Ils l'avaient placé à la queue au milieu des plus grands dont il ne se distinguait pas. Puis ils prirent un chemin circulaire par des cours désertes et de modestes jardins jusqu'à une petite porte latérale. Respectueusement, les sentinelles s'écartèrent pour laisser sortir la garde d'élite du roi.

Le soir tombait quand ils prirent la direction du nord, quittant la ville par des chemins détournés. Au premier village, vingt chevaux les attendaient. Ils les enfourchèrent et disparurent dans l'obscurité grandissante.

Il faisait sombre également, ce même soir, quand Sunida se dirigea vers les docks publics de Louvo. Vêtue comme une simple paysanne, elle s'efforçait de passer inaperçue tandis que des pensées la ramenaient sans cesse à sa chère Supinda qu'elle n'allait pas tarder à revoir. Cependant, un étrange pressentiment la tenaillait. Tout s'était trop bien passé jusqu'ici et elle savait pertinemment que le destin n'avançait jamais dans une seule direction. Tôt ou tard, il allait se retourner contre elle.

Elle avait vu partir Nellie et Mark pour le nord et priait pour qu'ils soient désormais en sécurité. Anek les avait fait passer par le tunnel pour les conduire dans son village, à trois heures de marche de Louvo.

De nuit, le voyage serait plus long mais ils éviteraient ainsi les rencontres indésirables.

Thomas Ivatt lui avait proposé de l'accompagner jusqu'à Ayuthia, mais Sunida avait refusé car une escorte farang aurait été par trop voyante. D'ailleurs Ivatt devait rester sur place pour veiller sur Sorasak qu'il comptait garder en otage jusqu'à ce qu'il soit certain que Phaulkon serait en sécurité.

Le cœur de Sunida se gonflait d'orgueil quand elle songeait à son bien-aimé. Quelle affection le Seigneur de la Vie lui avait manifestée et quel honneur de penser que son dernier désir avait été de le mettre en sûreté ! Mais le roi avait dû recourir à un stratagème, sachant trop bien que, s'il avait eu le choix, jamais Phaulkon ne l'aurait abandonné.

Le Seigneur de la Vie avait expliqué à Sunida qu'il n'y avait pas d'autre issue. Petraja voulait la guerre, et il avait été lui-même trop malade pour réussir à l'éviter. A présent, il était impossible de revenir en arrière. Les canons farangs détruisaient tout ce qui naviguait sur le fleuve au large de Bangkok, et la position retranchée des Français dans le fort leur assurait la maîtrise de la plus importante voie d'eau commerciale desservant Ayuthia. Le général français pouvait tenir plusieurs mois, le temps de recevoir des renforts, ou de parvenir à un accord si les deux parties se lassaient de la guerre. Quoi qu'il arrive, il n'y avait dorénavant plus de place au Siam pour Phaulkon. Il ne pourrait jamais atteindre Bangkok et, même s'il y parvenait, rien ne pourrait plus modifier le cours des événements. Les dés étaient jetés. Il était jeune et pouvait encore construire une autre vie ailleurs. L'existence n'était-elle pas une suite ininterrompue de cycles ?

Plongée dans ses pensées, Sunida suivait la rive du fleuve. L'embarcadère était maintenant en vue, et elle pria pour y trouver encore un bateau à cette heure tardive. Heureusement, elle ne manquait pas d'argent car le Seigneur de la Vie avait été généreux envers elle. Au moment où elle passait à côté d'un grand arbre à pluie, une silhouette se détacha de l'ombre. Sa gorge se serra. Etait-ce le coup du sort qu'elle redoutait? Oh Seigneur Bouddha, pria-t-elle, faites que je puisse revoir ma petite Supinda !

A la lueur argentée de la lune, elle vit le visage marqué de petite vérole et, le cœur serré, reconnut le colonel Virawan.

«Tu es Sunida, n'est-ce pas? Où vas-tu?»

Elle s'efforça de répondre avec naturel. «Je me rends à Ayuthia, Seigneur.

- Vraiment? Attends que je devine pourquoi. Tu vas voir ta fille, hein? Est-ce qu'elle ne s'appellerait pas Supinda, par hasard ? »

Un froid glacial envahit Sunida. Que savait-il d'autre encore? On aurait dit qu'il lisait dans ses pensées.

«Sunida. Il n'y a guère de choses que nous ignorons. Nous avons épié tous tes mouvements. Si tu as pu circuler librement jusqu'ici, c'est parce que tu nous étais utile. Mais je peux t'épargner ce voyage. Ta fille n'est plus à Ayuthia. Elle se trouve ici, à Louvo, sous la garde du général Petraja, et son sort dépendra de l'aide que tu nous apporteras. Je t'arrête. Tu vas maintenant m'accompagner au Palais. »

44

Dès que le messager prosterné lui eut communiqué les terribles nouvelles, le Seigneur de la Vie lui ordonna d'aller immédiatement en informer le seigneur Thomas Ivatt, expliquant comment trouver la cachette secrète de l'Anglais.

Puis il se leva et demanda qu'on apporte ses vêtements de cérémonies. Les serviteurs échangèrent des regards stupéfaits devant cette requête inattendue.

«Eh bien, qu attendez-vous ? » lança le roi d'un ton sec.

Omun, Premier Gentilhomme de la Chambre royale, ne se le fit pas répéter une deuxième fois.

« Auguste et Puissant Seigneur, je reçois vos ordres. »

Il rampa vivement hors de la chambre et se précipita dans une pièce voisine pour préparer l'apparat royal.

Quelques instants plus tard, trois esclaves prosternés de chaque côté du roi pouvaient admirer le superbe panung de soie bleue tout brodé d'or qu'Omun enroulait avec soin autour de la taille de son maître. Puis ils aidèrent ensuite le Seigneur de la Vie à passer une tunique de soie pourpre à col mandarin, ornée en son centre de boutons filigranés.

Le souverain réclama alors son coffret à bijoux et les esclaves, médusés, le virent ouvrir une véritable boîte à trésors, remplie de bagues et de bracelets. Ses doigts furent bientôt ornés de pierres précieuses et de diamants. Devant les regards éblouis de ses serviteurs, il remit à chacun d'eux une petite pierre de valeur pour s'assurer de leur coopération.

Enfin Omun, seul autorisé à toucher le chef royal, plaça sur sa tête un magnifique chapeau conique tout en or, puis se mit humblement aux ordres de Sa Majesté.

«Nous allons respirer une dernière fois l'air de la cour, annonça Naraï. Car c'est aujourd'hui que nous allons mourir. Maintenant, vous tous, soutenez-nous. »

Paralysés par le respect, les serviteurs levèrent les yeux vers Omun pour lui demander ce qu'ils devaient faire.

«Qu'attendez-vous encore? s'écria le roi. N'avez-vous pas entendu le dernier souhait de votre souverain? Voulez-vous que nous vous maudissions, vous et votre famille, dans votre vie suivante et toutes les autres à venir?»

Tremblant de peur, ils soutinrent le monarque et l'aidèrent à sortir de sa chambre et à parcourir lentement le corridor. A la sortie du saint des saints, les «Bras rouges» se prosternèrent, mais le roi leur ordonna de se relever et de l'accompagner.

Il traversa alors à petits pas la partie du Palais contrôlée par Petraja. Son aspect était si majestueux, sa présence si stupéfiante et ses malédictions à l'égard de ceux qui oseraient se dresser contre lui si redoutables que, l'un après l'autre, les gardes de Petraja reculèrent pour le laisser passer. Il atteignit enfin la cour centrale où se déroulait la scène extraordinaire que son messager lui avait décrite. Tous les mandarins du Palais étaient assemblés et prosternés, tandis qu'au centre se dressait Petraja, l'épée levée au-des-sus de sa tête. A ses pieds était agenouillé Pra Piya qui gémissait hystériquement, pieds et poings liés. Au même instant, l'épée de Petraja fendit l'air en sifflant et la tête du jeune courtisan roula à terre. Non loin de là, Sunida se tenait agenouillée, tête baissée.

Un silence étrange, lourd de respect et de crainte, tomba sur l'assemblée, sidérée devant l'apparition du roi en grande tenue. Petraja s'immobilisa à son tour, stupéfait. Puis il aboya un ordre, mais personne n'osa bouger. Troublé, il répéta son ordre aux deux gardes les plus proches de lui. Après un instant d'hésitation, ils se dirigèrent en rampant vers la tête de Pra Piya et l'élevèrent, encore toute dégoulinante de sang. Frappée de terreur, l'assemblée silencieuse regardait tour à tour Petraja et le roi. La tension était presque insoutenable. Deux volontés s'affrontaient.

Lentement, les deux gardes s'approchèrent de Sunida, brandissant la tête coupée, et Petraja leur ordonna de la suspendre à son cou, ainsi que l'exigeaient les usages pour les complices d'une même conspiration. En l'absence de Phaulkon, Sunida avait été choisie pour le représenter et porter ce macabre pendentif autour du cou pendant trois jours avant de subir le même sort.

Le ciel s'était assombri et un froid étrange tomba sur la cour. Levant un bras en direction des deux gardes, le Seigneur de la Vie tonna : «Arrêtez! »

Ils obéirent, indécis, en voyant le roi s'avancer vers Petraja et pointer dans sa direction un doigt tremblant.

« Quel infâme complot as-tu encore fomenté, traître venimeux? Ne pouvais-tu attendre notre dernier soupir? Ne restons-nous en vie que pour voir détruire tout ce pour quoi nous avons vécu ? Tu as assassiné ou éloigné nos plus fidèles amis, et seule la crainte de la vengeance de notre peuple te retient de porter la main sur notre cou affaibli. Tu as le sang de Pra Piya sur les mains, et c'est autour de ton cou à toi que devrait pendre sa tête coupée. Si nous n'étions pas intervenu, tu t'apprêtais à faire subir le même sort à la fidèle Sunida. Pourquoi? Parce qu'elle appartient à Vichaiyen et que tu n'as pas su t'emparer de celui-ci. Tu n'es même pas digne de remplir son bol de riz! Tu l'as qualifié de traître mais tu savais très bien qu'à tout moment il pouvait se mettre à l'abri au fort de Bangkok. Au lieu de cela, il a choisi de demeurer fidèle à son souverain au risque de mourir pour lui. Il a aimé ce pays comme aucun farang ne l'a fait avant lui, alors que toi, Petraja, tu as souillé son nom et profané tout ce pour quoi nous nous sommes battu. Tu as déclenché la guerre, une guerre que tu ne peux pas remporter, contre ceux que nous avions honorés comme des hôtes. Quel écho donneront-ils à nos méthodes barbares? Mais la puissance de la France reviendra t'écraser, souviens-toi de nos paroles.

«Et à présent toi, le gardien des éléphants, tu cherches à usurper le noble trône du Siam! Nous te maudissons à jamais ! »

Un frisson parcourut la foule des courtisans.

Soudain, une clameur s'éleva du côté de la porte et tous les yeux se tournèrent dans cette direction. Quatre Indiens firent leur apparition portant une civière sur laquelle gisait Sorasak, le corps meurtri et plein de contusions.

Il y eut un murmure de surprise dans l'assemblée.

Sorasak leva la tête et parcourut toute la scène de ses petits yeux porcins. Un géant indien marchait à côté de lui, son kriss recourbé posé sur son cou puissant, tandis que quatre autres gardes, également armés, entouraient Thomas Ivatt qui fermait la marche.

«Œil pour œil, comme dit le Livre des chrétiens, déclara le roi d'un ton sinistre. Contemple ton fils prisonnier, Petraja.

- Votre fils, Sire, pas le mien.

- Comme tu le dis, Petraja.»

Le roi regarda tout autour de lui. Il émanait de lui une puissance terrifiante qui faisait penser à la vengeance de Dieu.

«Écoutez, vous tous ici présents. Nous sommes toujours votre roi. Et à l'heure de notre mort, nous proclamons devant vous notre dernière volonté.» Il jeta à Petraja un regard méprisant. « Sorasak est en vérité le produit de notre chair et de notre sang, et je le nomme ici héritier du trône. Vous tous, seigneurs mandarins, inclinez-vous devant votre nouveau roi. »

Un murmure de crainte parcourut l'assemblée. A ce moment, les cieux s'ouvrirent et déversèrent un furieux torrent de pluie. La voix de Sorasak s'éleva, dominant l'averse, et remplit toute la cour.

« Auguste et Puissant Seigneur, je reçois vos ordres. Je m'efforcerai d'être le digne successeur de votre illustre règne. »

Le roi eut un petit sourire. « Mais tu n'es pas encore libre, fils. Que ceci soit notre dernière action dans ce cycle de vie.» Il se tourna vers Ivatt. «Nous vous ordonnons de libérer le seigneur Sorasak en échange de dame Sunida. »

Tous les yeux se tournèrent maintenant vers la forme prosternée de l'Anglais.

« Auguste et Puissant Seigneur, je reçois vos ordres. »

Mais Sunida s'avança: «Seigneur, mon enfant est ici, entre les mains du général Petraja. Je ne peux accepter ma liberté sans elle. »

Le roi se tourna vers les gardes: «Allez chercher l'enfant ! »

Ils eurent un instant d'hésitation, tandis que Petraja jetait un coup d'oeil circulaire pour évaluer la situation. Tous les regards l'évitaient.

Le roi l'interpella : « Un enfant n'a pas sa place dans cette négociation, Petraja. Néanmoins, nous t'accordons ta liberté en échange de cette petite fille. »

Petraja déglutit fortement, cherchant à sauver la face.

« Puissant Seigneur, l'enfant a toujours été libre, à ma connaissance. »

Puis, d'un signe, il ordonna à ses assistants d'aller chercher Supinda.

La pluie continuait à tomber à verse, mêlée à présent de grêle. Le Seigneur de la Vie, d'un geste, renvoya l'assemblée. Il ne resta bientôt plus dans la cour que Petraja, Sunida, Sorasak et Ivatt. Face aux hommes de Petraja, les « Bras rouges » veillaient sur leur maître.

45

Après vingt et un jours d'un voyage épuisant, la petite hutte en bois de teck avec son toit aux extrémités recourbées se profila sur un ciel radieux, offrant un repos bienvenu aux six cavaliers. Ici, dans le nord, le climat était plus frais et plus sain. Ils se trouvaient dans une superbe vallée verdoyante, cernée de hautes montagnes où la population était peut-être encore plus gracieuse et aimable que celle du sud.

Pour ajouter encore à la couleur locale, diverses tribus nomades des montagnes du Tibet - Birmans, Méos, Karens, Nons aux vêtements noirs, jaunes et rouges - venaient de très loin à la ronde apporter leurs produits pour les vendre au marché. Comme pour ne pas être de reste avec les imposantes montagnes environnantes, la population de Chiengrai était plus grande et plus robuste que ses voisines du sud. Tous se montraient extrêmement intéressés par les nouveaux arrivants, mais trop timides et bien élevés pour poser des questions.

Assis sur la petite véranda dominant la verte val-lée, Phaulkon ne pouvait s'empêcher de parler sans cesse du roi. Il restait là pendant des heures avec Sunida, passant sans cesse en revue les événements qui lui avaient permis de s'échapper. Plus il apprenait de détails sur la manière dont le roi avait tout orchestré, plus il était malheureux d'avoir abandonné son maître.

Sunida tentait de le raisonner doucement en évitant instinctivement de le prendre de front tout en le dissuadant de retourner en hâte au Palais.

« Croyez-moi, mon Seigneur, tout s'est déroulé selon la volonté du Seigneur de la Vie. Il a voulu votre liberté plus que toute autre chose et il savait que vous ne l'auriez jamais quitté s'il n'avait usé de ce stratagème. Il a été heureux grâce à vous. »

Phaulkon fronça les sourcils. « Comment pouvait-il être heureux sachant que ce traître de Petraja allait lui succéder?»

Sunida sourit. « Le Seigneur de la Vie a été le plus intelligent, en fin de compte. Devant tous les mandarins, il a désigné Sorasak comme successeur, sachant que cela aboutirait à une lutte sanglante entre Petraja et celui-là. Dans sa sagesse, il a espéré qu'ils se détruiraient l'un l'autre et qu'ils laisseraient ainsi la place à un successeur plus éclairé.

- Mais mon rôle était de le débarrasser de Petraja, s'entêta Phaulkon. C'était mon devoir en tant que Barcalon. »

Elle lui toucha doucement le bras. « Pardonnez-moi, mon Seigneur, mais vous avez fait tout ce qui était en votre pouvoir. Le Seigneur de la Vie a dit que vous étiez le plus grand Barcalon qui ait existé de mémoire d'homme.»

Phaulkon la regarda, ému. « Il a dit cela?»

Elle hocha la tête en souriant fièrement.

Phaulkon passait de longues heures à ruminer, ne se laissant parfois brièvement distraire que par la vue de sa petite fille. Sunida et Nellie, de plus en plus attachées l'une à l'autre, veillaient sur lui à tour de rôle pour empêcher qu'il ne parte sur un coup de tête rejoindre son roi. Thomas Ivatt était la plupart du temps absent, prétextant une mission sur laquelle il gardait le secret. Anek et Mark, inséparables, exploraient ensemble la région et rendaient visite aux tribus des montagnes qui les fascinaient.

Ils étaient là depuis quatre jours quand Anek leur annonça qu'il devait regagner son village. C'était là qu'ils s'étaient tous retrouvés pour entamer leur long voyage vers le nord. Phaulkon y avait rejoint Nellie et Mark tandis que, peu après, Ivatt arrivait à son tour en compagnie de Sunida et de la petite Supinda. Les «Bras rouges» du roi les avaient mis sur la route avant de reprendre la direction de Louvo. Selon eux, Petraja recherchait Phaulkon au sud, persuadé qu'il voudrait gagner Bangkok. Quoi qu'il en soit, ils veilleraient eux-mêmes sur la seule et unique route conduisant aux provinces du Nord.

Le départ d'Anek fut une dernière épreuve pour Phaulkon qui voulut à tout prix l'accompagner. Il fallut tous les efforts de son entourage pour le convaincre que c'était une folie et qu'il aurait ainsi contrevenu aux désirs du roi.

Phaulkon se résigna enfin et, les yeux humides, salua une dernière fois Anek. «Tu as été un bon serviteur et un ami. Renonce à ce voyage et accompagne-nous, tu es le bienvenu si tu acceptes de risquer ta chance avec nous.

- Puissant Seigneur, ce serait un honneur pour moi, répondit Anek, profondément touché. Mais je dois retourner dans mon village. Ma mère est malade et je ne peux la laisser mourir seule. »

Ils virent une expression de douleur traverser le visage de Phaulkon. Il pensait à son roi en train de mourir loin de lui.

Le colonel Virawan entra dans le bureau de Petraja, deux paquets sous le bras. Il tendit le plus petit à son chef « Le voilà, Général. Une ressemblance remarquable. Fidèle en tous points au portrait. »

Petraja ouvrit le paquet et examina le masque, l'air satisfait.

«Nous serions la risée de tous si nous laissions croire qu'un farang a pu nous duper.»

Le colonel le regarda d'un air interrogateur. «Je dois vous dire, Général, que l'artisan avait déjà exécuté ce mois-ci une autre commande pour le Palais. »

Petraja eut l'air surpris. «Pour le Palais?

- Oui, Général. Il s'agissait de reproduire le visage d'un garde royal.

- Qui a passé cette commande ?

- Le roi lui-même.»

Petraja s'assombrit. Il resta un long moment silencieux, les yeux fixés devant lui.

« C'est donc ça, dit-il finalement. Vichaiyen est parti vers le nord déguisé en garde... »

Il saisit une feuille de papier de riz, la broya rageusement entre ses doigts avant de la lancer de toutes ses forces contre le mur.

« Et il y a plus de trois semaines de cela... Nous ne le rattraperons jamais. »

Il fixa sur le colonel un regard dur. «Va chercher l 'un de ces maudits jésuites que nous retenons prisonniers, lança-t-il d'un ton venimeux. Enlève-lui sa robe et mets-lui des vêtements siamois. Après quoi, tu lui couperas la langue et tu placeras le masque de Vichaiyen sur son visage. Tu le promèneras ensuite à travers toute la ville sur le dos d'un éléphant afin que tous le voient et tu le conduiras près du lac Chupsorn. Là, tu l'exécuteras et tu l'enterreras selon leurs coutumes. Veille à ce qu'il y ait de nombreux témoins.»

Virawan laissa échapper un ricanement. «C'est ce que nous aurions dû faire il y a déjà longtemps de cela.

- Impossible, répliqua sèchement Petraja. Son protecteur était encore en vie. »

Il fit une pause, cherchant à maîtriser sa colère. Puis il regarda le colonel bien en face. «Ces paroles doivent demeurer un secret entre nous, Colonel. L'histoire ne devra jamais savoir que ce n'est pas Vichaiyen mais un prêtre farang qui est enterré sur la rive du lac Chupsorn. »

Quand la nouvelle de la mort du Seigneur de la Vie parvint dans le nord, toute la région prit le deuil. Naraï le Grand avait été un souverain chéri de son peuple et respecté par tous. Mais personne ne le pleura davantage que le grand farang qui était arrivé récemment parmi eux. Il se rasa la tête, revêtit une robe blanche et fut inconsolable.

Trois jours et trois nuits, Nellie et Sunida se relayèrent à sa porte et l'entendirent pleurer son maître bien-aimé. Le quatrième jour, il se montra enfin et déclara à Sunida qui se trouvait là : « Désormais, je n'ai plus aucune raison de rester au Siam.»

Sunida entra et se lova à ses pieds. «C'est exactement ce que désirait le Seigneur de la Vie, dit-elle doucement.

- Il t'a dit ça?»

Sunida leva vers lui un regard malicieux. «Non, c'est à vous qu'il l'a dit.»

Phaulkon fouilla dans sa mémoire. «Quand? Je ne m'en souviens pas. »

Elle eut un petit rire. « Parce que vous étiez inconscient, mon Seigneur.

- Inconscient?

- Oui, mon Seigneur. Après que les gardes vous eurent drogué, le Seigneur de la Vie leur ordonna de vous amener dans sa chambre et de vous ôter votre masque. Puis il vous parla longuement. Ses gardes, les "Bras rouges" m'ont dit qu'il avait pleuré et qu'il vous avait appelé son meilleur ami, le meilleur qu'il ait jamais eu.» Elle courba la tête. «C'est alors qu'il a ajouté qu'il n'y avait plus de place pour vous au Siam et que son esprit vous accompagnerait partout où vous iriez. »

Sept jours après leur arrivée, Phaulkon les réunit tous et, pour la première fois depuis longtemps, réussit à esquisser un sourire.

« Accepteriez-vous de suivre dans l'inconnu un pauvre Barcalon dépossédé de tous ses biens ? »

Ils le regardèrent avec joie, heureux de voir qu'il avait repris ses esprits. Sunida se mit à rire. « Dépossédé de son titre, peut-être, mais pauvre, certainement pas... »

Elle fouilla dans ses cheveux d'où elle finit par extraire un énorme rubis. «Chao Fa Noi m'a dit qu'il vaudrait une fortune en Chine. » Son sourire s'élargit encore. « Et j'en ai encore deux autres semblables.

- Il ne nous reste plus qu'à aller en Chine, alors, lança Phaulkon sur le ton de la plaisanterie.

- En Chine ! » Sunida battit des mains comme une enfant joyeuse. «Toute ma vie j'ai rêvé de voyager au loin ! Et où irons-nous ensuite ? »

Phaulkon avait repris son sérieux. «Je songeais à aller d'abord à Maca où nous aurions pu trouver un bateau pour le Portugal et. de là, gagner la France. Je possède là-bas pas mal de parts dans la Compagnie française des Indes orientales. » Il jeta un regard affectueux à Sunida. « Mais si tu as tellement envie de voir du pays, nous pourrions y aller par la voie de terre en suivant l'ancienne route de la Soie, comme Marco Polo l'a fait avant nous. Après tout, rien ne nous presse.

- L'idée me plaît, déclara Nellie en prenant la main de Mark. Nous sommes déjà venus par la voie maritime, alors pourquoi ne pas explorer d'autres routes ? »

Sunida avait l'air perplexe. «Qui est ce Marcoporo, mon Seigneur?

- Un aventurier comme moi, répondit Phaulkon. Tu l'aimerais, j'en suis sûr.

- Je suis très heureuse avec vous, mon Seigneur. Que ce Marcoporo se trouve quelqu'un d'autre.»

Tous éclatèrent de rire.

«Cependant, nous allons devoir vendre un de tes rubis avant d'aller en Chine, Sunida, reprit-il. La route sera longue à travers gorges et montagnes. Il nous faudra des guides, des provisions...

- Gardez vos rubis pour la Chine, Sunida, dit Mark en s'avançant. J'ai assez d'or pour y aller et même en revenir. »

Tous lui jetèrent un regard surpris.

«Anek m'a donné cette bourse, dit-il. Il semble que mon honoré père n'ait pas été un si bon moine que ça. Il gardait une petite fortune dans l'ourlet de sa robe ! Anek a pensé que s'il la lui remettait, il risquait de la refuser. Alors il me l'a donnée à moi. » Mark eut un petit rire. «Avec six bouches à nourrir, c'est plus raisonnable, n'est-ce pas?

- Sept, déclara Ivatt. Je viens d'acheter une épouse. »

Ils le contemplèrent avec stupéfaction. «Comment

aurais-je pu trouver une Siamoise en France? Malheureusement, j'ai dû donner toutes mes économies pour constituer sa dot. Je comptais vous emprunter de l'argent, Mark, ainsi qu'à votre mère. Après tout, ne vous ai-je pas nourris à Mergui ? »

La joie fut générale.

Phaulkon se tourna vers lui. «Où est-elle? Nous voudrions la voir avant de donner notre consentement. »

Ivatt sourit. « Elle nous rejoindra plus tard. Elle prépare ses bagages pour aller en Chine. »

Ils partirent le lendemain au petit jour. Le lever du soleil fut une splendeur, une boule de flammes jaunes si proche qu'on aurait presque cru pouvoir la toucher. Elle surgit soudain derrière la chaîne orientale des montagnes et plongea la verte vallée dans une lumière limpide. Les brumes qui s'étaient accumulées dans les creux se dissipèrent et un ciel immense et radieux se déploya au-dessus d'un paysage d'une beauté intemporelle.

Phaulkon chevauchait à côté de Sunida qui tenait la petite Supinda nichée contre elle. Nellie et Mark suivaient puis Ivatt, tenant par la main une grande

Siamoise, une beauté du Nord, qui souriait timidement à tout le monde. Deux guides ouvraient la marche, deux porteurs fermaient le convoi.

Le site était spectaculaire, et Phaulkon laissa errer ses pensées, se remémorant les prédictions de la vieille devineresse. Elle avait vu juste sur bien des points mais, heureusement, s'était trompée sur le dernier: sa terrible exécution et son tombeau au bord d'un lac.

Phaulkon et Sunida prirent quelque retard sur les guides qui entamaient l'escalade des premiers contreforts montagneux. Phaulkon se tourna pour observer la jeune femme.

«Sunida?

- Mon Seigneur?

- Nous allons bientôt quitter le territoire siamois. De ce pays que j'aime, il ne me restera que toi. Je voudrais que tu me fasses une promesse.

- Tout ce que vous voudrez, mon Seigneur.

- Il faut que tu me promettes de rester toujours une vraie Siamoise, où que nous nous trouvions et quelles que soient les influences auxquelles tu seras exposée.

- Mon Seigneur, je ne cesserai jamais de vous baigner, de vous masser, de cuisiner pour vous les plats épicés que vous aimez. En tous lieux, vous resterez pour moi le grand Barcalon et je ne manquerai jamais de me prosterner devant vous et devant votre première épouse. »

Il la regarda, surpris.

« Ma première épouse ?

- Oui, mon Seigneur. Elle chevauche derrière nous. Et il faut que vous l'épousiez car je l'aime vraiment beaucoup.

- Mais... qu'est-ce qui te fait penser qu'elle acceptera ta présence ? »

Sunida sourit. «C'est déjà fait, mon Seigneur. Et c'est son désir tout autant que le mien.»

Profondément ému, le Faucon du Siam se détourna. Puis, lentement, il joignit les mains et s'inclina.

ÉPILOGUE

Après avoir épousé les deux princesses - la sœur et la fille du roi Naraï -, le général Petraja se couronna lui-même roi de Siam. Chacune de ses épouses lui donna un fils. Il régna quinze ans, mena de nombreuses guerres et mourut à l'âge de soixante-douze ans. L'un de ses fils entra au monastère, l'autre fut assassiné par son successeur, le Tigre.

Le Tigre, connu autrefois sous le nom de Luang Sorasak, se distingua par ses vices et sa brutalité. Il épousa la princesse Yotatep, fille du roi Naraï le Grand et veuve de Petraja, et régna sept ans. Il mourut de ses débauches.

L'une des portes du Palais fut baptisée « Porte des Cadavres» car on prétendait que de nombreux cercueils d'enfants la franchissaient, sinistres témoignages de la perversion sexuelle de Sorasak.

Le général Desfarges négocia le départ de ses troupes après avoir reçu les renforts du navire L'Oriflamme. Mais il mourut de maladie en mer avant d'arriver en France.

L'évêque et les membres du clergé français furent emprisonnés et brutalisés par Petraja. Le christianisme disparut pratiquement du Siam et il fallut attendre un siècle avant que les farangs soient de nouveau accueillis sans méfiance dans le pays.

Quant à Phaulkon, Nellie, Mark et Sunida, ceci est une autre histoire...

1  Cigares à bout coupé. (N.d.T.)